Cartes et toponymes dans l’art
contemporain irlandais :
détournements et dislocations

- Valérie Morisson
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       Comme le montre Mary Hamer, le fait que les responsables du Spring Rice Committee en charge de cette entreprise aient été des irlandais représentant uniquement les propriétaires terriens anglo-irlandais signifiait que les catholiques étaient exclus du projet de cartographie [9]. L’Ordnance Survey qui prit en charge les relevés et les dessins avait également pour tâche d’uniformiser les pratiques locales, notamment en ce qui concernait les mesures. A la fin du XVIe siècle déjà, les anglais colonisant l’île avaient imposé les mesures en acres, modifiant les habitudes culturelles irlandaises.

 

       La carte de six pouces était autant le produit du capitalisme britannique et du contrôle exercé sur les moyens de production que de sa politique coloniale. (...) D’anciennes formes [de découpage des terres] furent écartées et une connaissance établie de longue date fut rendue obsolète lorsque qu’une nouvelle géographie s’imposa [10].

 

      Spécialiste de James Joyce, Jon Hegglund voit dans la carte de l’Ordnance Survey une manifestation de l’impérialisme anglais. Il avance que

 

       l’Irlande de l’Ordnance Survey est familière et étrangère, elle est à la fois l’image rassurante d’une spatialité visiblement anglaise et l’objet d’une altérité ethnographique. (...) Dans les cartes de l’Ordnance Survey, les cartographes ont fixé dans l’ambre l’image d’une Irlande unioniste, dépeinte dans un moment idyllique imaginaire, comme durablement ordonnée par la main bénéfique de la loi anglaise [11].

 

Jon Hegglund précise que l’échelle adoptée permettait de transformer l’image d’une Irlande sauvage en un portrait de nation civilisée, prospérant grâce à l’administration coloniale. Figuraient en larges lettres les limites de propriétés nouvellement acquises par les colons et les noms des domaines des propriétaires terriens de souche anglaise.
       Plusieurs artistes irlandais évoquent la toponymie gaélique dans leurs oeuvres. Anne Tallentire a travaillé à plusieurs occasions sur l’Irlande et sur la question du territoire. Artiste anglaise née en Irlande du Nord, dans le comté d’Armagh, elle a représenté l’Irlande à la Biennale de Venise en 1999 mais travaille en Angleterre depuis 1984. Dans Altered Tracks (1987, Chisenhale Gallery), sur un mur, au niveau du sol, étaient disposées des cartes géographiques de tailles et d’échelles différentes portant des noms en gaélique. Ces toponymes étaient en partie occultés par des pierres de granit placées au hasard dans la pièce. Une voix indiquait que les lignes tracées à la craie sur le sol étaient les lignes de la main de l’artiste. En lisant ces dernières, deux autres voix prédisaient l’avenir. Leur présence liait intimement le territoire à l’identité et au futur. Anne Tallentire accompagnait son installation d’une performance : elle déplaçait les pierres qu’elle reposait à des endroits précis, rendant apparents les noms gaéliques de certains lieux. L’artiste se livrait ainsi à une véritable archéologie politique des lieux.
       Dans une installation de 1989, intitulée The Gap of Two Birds, Anne Tallentire poursuivit sa réflexion sur le lien entre l’identité et le lieu [12]. Elle choisit d’exposer une page agrandie du livre de P. W. Joyce sur les toponymes irlandais, Irish Local Names Explained (1870). Le projet de Joyce était de revenir à des noms de lieux irlandais, de dé-traduire les toponymes. S’inscrivant dans une période de dés-anglicisation promue par les nationalistes, l’ouvrage montrait que le fait de traduire les noms de lieux anciens véhiculant la mémoire populaire en anglais avait provoqué une acculturation. Selon P. W. Joyce, le lien entre le peuple et sa terre avait été rompu. Dans son installation, Anne Tallentire fait allusion à ce que l’on appelle l’ethnoscape (ou ethnopaysage), à savoir l’espace imaginaire ou réel qui génère un sentiment d’appartenance à une ethnie. L’idéologie nationaliste qui domina le début du XXe siècle en Irlande contribua à affirmer la nature fortement identitaire du paysage en promouvant une ruralité indigène. Bien des peintres représentèrent l’Ouest sauvage et gaélique.

 

La femme en coupes : petit traité d’exploitation du corps

 

       La question coloniale affleure dans une grande partie de l’art contemporain irlandais, y compris dans un art qu’on dira volontiers féministe. L’Irlande a été souvent présentée comme une femme dans les allégories picturales ou littéraires. Traditionnellement la nation est figurée sous les traits d’une mère qui veille à l’intégrité du territoire, protège ses fils et les incite à repousser les envahisseurs si besoin. Le personnage yeatsien de Kathleen Ni Houlihan a ravivé cette image qui a perduré tout au long de la période nationaliste. Qui plus est, l’article 41.2 de la Constitution adoptée par l’Irlande indépendante en 1937 stipula que la femme, mère au foyer, garantissant l’intégrité de la famille et de la nation, ne devait pas se trouver dans l’obligation de travailler. Cet article fut alors contesté par plusieurs organisations défendant les droits de la femme. Il est donc peu étonnant de voir que plusieurs artistes contemporaines soucieuses de déconstruire l’image de la femme (intimement liée au discours nationaliste et à la maternité) explorent le lien entre le corps féminin et le territoire national.

 

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[9] Voir « The English Look of the Irish Map », Circa, Belfast, n° 46, pp. 23-24 et G. M. Doherty, The Irish Ordnance Survey, Four Courts Press, 2004.
[10] Ibid.
[11] « Ulysses and the Rhetoric of Cartography », Twentieth Century Literature, Volume 49, été 2003, p. 173.
[12] Des extraits de la vidéo ainsi que des détails de l’installation sont visibles sur le site de Luxonline.