Cartes et toponymes dans l’art
contemporain irlandais :
détournements et dislocations

- Valérie Morisson
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Fig. 1. Chris Wilson, Distant Night II

       La carte relève d’un système graphique conventionnel où des éléments picturaux (points, lignes, couleurs, ombres) côtoient des éléments textuels (noms, légendes, indications d’échelle). Rappelons que « géographie » vient de graphein qui veut dire tracer, écrire. Mais si la carte stimule avant tout notre perception visuelle, elle est autant à lire qu’à voir. En effet, on dit « lire une carte » mais « regarder un tableau », ce qui laisserait même penser que la carte est plus texte qu’image. Elle est souvent utilisée pour démontrer, pour aider à comprendre, pour illustrer une analyse bien qu’elle ne soit en aucun cas dépendante d’un discours. Comme la photographie, la carte bénéficie d’une présomption d’innocence [1]. Cependant, elle est l’image du monde tel qu’il est perçu, lu et interprété par le cartographe à un moment donné de l’histoire. La géographie est donc un discours de type culturel, voire politique. Les cartes, remarque Bernard Klein,

 

       parviennent à faire passer comme absolument évidentes des choses qui furent durement gagnées, y compris des connaissances culturellement acquises concernant le monde que nous habitons et des vérités invérifiables à l’oeil nu. En nous faisant voir ce qui échappe à notre perception visuelle, en mettant sous nos yeux des espaces littéralement invisibles, les cartes proposent à chaque tracé de transcender les pouvoirs de la vue [2].

 

Etant donné l’importance de la délimitation du territoire national dans l’histoire irlandaise, il n’est guère surprenant de voir plusieurs artistes contemporains utiliser et déformer des cartes géographiques. Ils ne proposent pas de simples jeux graphiques mais explorent le lien entre la carte et l’identité. Kathy Prendergast a fréquemment détourné des cartes géographiques qui deviennent tantôt une invitation à une poétique de l’espace tantôt le support d’un propos politique. D’autres artistes irlandais contemporains (Rita Donagh, Chris Wilson ou bien encore Anne Tallentire) envisagent la carte dans ses rapports au territoire politique : la carte et le paratexte se font supports d’un propos sur le nationalisme, le sectarisme ou bien l’appartenance nationale. Notons qu’en s’inspirant de cartes géographiques, ces artistes se font les héritiers d’une tradition littéraire irlandaise embrassant l’improbable « cinquième province » (contrée mythique des sagas celtes [3]), les régions imaginaires que visite Lemuel Gulliver dans Gulliver’s Travels de Jonathan Swift mais aussi la géographie romanesque de James Joyce.
En parcourant l’œuvre des artistes irlandais mentionnés ci-dessus, nous examinerons les différentes articulations entre le tracé de la carte et le texte qui l’accompagne. Dans certaines œuvres, le paratexte et les toponymes orientent la lecture de la carte. Celle-ci trace alors les contours d’un territoire disputé et non plus uniquement d’un espace à explorer. Toutefois, la carte peut perdre toute valeur référentielle si, au cours des diverses déformations opérées par l’artiste, le rapport entre le signe et son référent se disloque.

 

Territoires et frontières : la carte et son discours

 

       La carte possède, rappelons-le, trois usages : voyager, relever et décider. Le contour, tout comme la frontière, est un signe d’appropriation enregistré par le cadastre ; il est à la base du système de propriété et de territoire. Il en est de même de la carte : « La carte, avant même de décrire – de constater – la Terre, en prononce l’appropriation – “tu es mienne” » remarque François Whal [4]. La carte géographique garantit l’unité de l’Etat-Nation en délimitant avec autorité des frontières ; la transgression des limites qu’elle fixe n’est d’ailleurs pas permise.
       La frontière est, ontologiquement, la condition d’existence du territoire : tout territoire a une limite physique ou bien mentale. « Le chez-soi ne préexiste pas : il a fallu tracer un cercle autour du centre fragile et incertain, organiser un espace limité » [5]. Mon territoire commence là où finit le territoire de l’Autre. Carte, politique et guerre sont ainsi trois termes allant souvent de concert. En effet, la carte peut être un objet militaire rendant compte de stratégies, d’actions et de mouvements de troupes.

 

Pas d’état de droit sans limites, mais pas de territoire qui ne devienne la figure privilégiée de chaque pouvoir d’état (...). La carte, depuis deux siècles (...) est champ clos pour des narcissismes – c’est à dire pour des agressivités – collectifs [6].

 

       Il se trouve que l’agressivité perçue par Fr. Whal n’est que trop manifeste dans le cas du conflit nord-irlandais. L’art contemporain en rend compte. Dans les oeuvres de Chris Wilson par exemple, des plans de villes sont projetés sur une surface solide (mur, sol, meuble) sur lesquels se projettent à leur tour des ombres linéaires faisant écho aux formes cartographiques (fig. 1). Le morcellement spatial s’organise de manière concentrique : des rectangles de lumière sont divisés par des carreaux dont l’intérieur est lui même sous-divisé par des rues représentées sur des plans. La ligne dure, les angles clairement définis et l’espace segmenté rendent palpable le désir irrépressible de contrôler et de façonner l’espace. Ils évoquent aussi la décision d’instaurer une division sociale, religieuse, ethnique entre des communautés qui s’affrontent. A Belfast, ces divisions sont matérialisées par des murs qui structurent l’espace urbain et isolent les catholiques et les protestants.

 

>suite
[1] Pourtant, on peut aisément modifier la manière dont une carte va être lue en modifiant les couleurs associées à tel ou tel paramètre. Le cartographe en faisant un choix de représentation, propose ou impose une interprétation du monde.
[2] K. Bernhard, « Partial Views : Shakespeare and the Map of Ireland », Early Modern Literary Studies, 4.2, numéro spécial, septembre 1998.
[3] Si l’Irlande a aujourd’hui quatre provinces (Ulster, Munster, Leinster, Connacht), l’existence d’une cinquième province, Meath, remonte aux légendes celtes. L’idée de cinquième province fut reprise en 1977 par Richard Kearney, fondateur de la revue The Crane Bag, comme une allégorie d’une Irlande libérée de la question de l’appartenance religieuse et nationale. L’image fut popularisée par la présidente Mary Robinson qui, lors de son discours d’investiture, mentionna la cinquième province comme un idéal vers lequel l’Irlande devait tendre.
[4] Fr. Whal, « Le Désir d’Espace », dans Cartes et Figures de la Terre, Centre Georges Pompidou, 1980, p. 46.
[5] G. Deleuze, F. Guattari, « De la ritournelle », dans Mille Plateaux, Editions de Minuit, Paris, 1980, p. 382.
[6] Fr. Whal, « Le Désir d’Espace », art. cit., p.46.