Le silence cartographique
de Vauban

- Guillaume Monsaingeon
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Fig. 23. Carte du Golfe de Gascogne
(détail de l’Espagne)

Fig. 24. Carte du Golfe de Gascogne
(détail de la France)

Fig. 25. Siège de Luxembourg, 1684 (détail)

Fig. 26. Siège de Luxembourg, 1684
(détail de la signature de Vauban)

Fig. 27. Topographie du Rhin, 1698, avec « logo »
signé Vauban en forme de ville neuve

       Ici, les lettres sont reines : « GOLFE DE GASCOGNE » flotte comme un titre de noblesse en capitales sur les eaux, tandis que « FRANCE » et « ESPAGNE » courent chacune dans son sens sur leurs propres terres. On admirera le raffinement de cette typographie en capitales avec rehaussement de la première lettre (fig. 23) et renversement du sens d’écriture pour la France. A la différence des cartes précédentes, le lettrage devient ici élément essentiel de clarification de l’information, hiérarchisée en quatre niveaux outre le titre et la légende générale de la carte (fig. 24) : pays, régions, villes principales, villes secondaires. Les côtes sont ornées d’une mesure discrète de profondeur, particulièrement nourrie en Saintonge, ce qui renforce la thèse d’un auteur français – en particulier de Renau, connu pour son expérience de la région de la Rochelle, qui le conduira à expérimenter grandeur nature la Dîme royale de Vauban dans la circonscription de Rochefort.
       Tout est contrôlé dans cette carte maritime : le tracé des côtes nettement inspiré des travaux de l’Académie (et peut-être de la série du Neptune François), l’organisation typographique qui brille par sa rigueur et sa subtilité, l’art de la mise en page, et en fin de compte le message politique d’unité et de maîtrise des terres comme des eaux...

Signature

       Dernière forme d’intervention écrite dans la carte, la signature. Paradoxalement, c’est parce qu’elle est instrument de maîtrise d’une information réservée que la carte, si souvent liée au secret, doit être signée ou référencée. Hormis le recours à plan tiré de son portefeuille personnel, l’ingénieur doit pouvoir attester, au sens étymologique du témoignage, d’une source validant les informations présentées. Il est plusieurs exemples de signature qui engagent l’auteur et arrachent donc la confiance du lecteur-utilisateur.
       Ainsi les différentes versions conservées dans les archives Vauban du siège de Luxembourg en 1684 (figs. 25.1 et 25.2) portent-elles des détails d’installation des campements : M. de Vauban et ses ingénieurs, le quartier du Roy, le régiment de Tallard, etc. Il est intéressant de noter comment deux documents, réalisés dans les mêmes conditions et pour les mêmes besoins immédiats, peuvent s’écarter non seulement par la graphie ou l’usage de la couleur, mais par la nature même des informations retenues : là où l’un ne mentionne que des tentes éparses et isolées, l’autre souligne les unités que constituent les champs et leurs haies. Petite remarque en passant (fig. 25.3) : le nom de la rivière Alzette est mentionné à l’envers, ce qui laisse imaginer que plusieurs dessinateurs se sont penchés sur la carte, chacun écrivant de son côté...
       Mais le plus important réside dans le cartouche de la légende (figs. 26.1 et 26.2) : dans le beau cartouche présentant titre et échelle, Vauban a apposé sa signature et la date du 16 juillet 1684. Ici, l’écrit n’interfère pas dans le fonctionnement interne de la carte, mais atteste de sa correspondance avec les événements extérieurs qu’elle entend relater.
      Cette fonction est plus marquée encore dans la belle « carte du cours du Rhin de Brisach à Neubourg » (fig. 27) dressée le 22 mai 1698. Centrée sur le fleuve, cette carte (représentée ici partiellement, le nord étant à gauche) est relativement peu précise en matière de villes ou de fortification. Elle constitue en réalité une aide à la décision avant la restitution de Brisach et la construction de Neuf-Brisach. Où implanter celle-ci (qui sera construite à partir de l’année suivante) ? Vauban propose au roi deux implantations possibles, qui correspondent aux deux villes neuves munies de citadelles positionnées comme des gommettes, l’une sous Brisach et l’autre au nord, sur la rive est (c’est-à-dire française). Au lieu de répéter le dessin à la main, Vauban fait reproduire une ville neuve qui lui sert de logo, et y appose à chaque fois sa signature. Il ne s’agit pas en signant de garantir l’exactitude des informations, mais au contraire de situer le niveau du débat : les deux partis sont possibles, validés par Vauban-le-patron ; dans un cas comme dans l’autre le roi son maître en aura pour son argent.

       On le voit, le recours aux lettres comme aux chiffres est fréquent et multiple, parfois archaïque et d’autres fois étonnamment moderne. Recueillies au gré de recherches visant d’autres objets, les informations présentées ici appellent une nouvelle plongée dans les archives de Vauban, dans ses mémoires et dans ses nombreux plans. Qu’elles soient nues ou au contraire encombrées de textes aux statuts divers, ces cartes renvoient en effet toujours à l’étonnant silence cartographique de Vauban.

 

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