Ingénieur militaire contemporain de Louis XIV, Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707) passe sa vie dans les cartes et les plans : ses échanges permanents avec les ministres Louvois puis le Peletier, avec ses propres ingénieurs comme avec des interlocuteurs très variés [1] s’accompagnent de dessins illustrant projets de fortification, suivi des travaux en cours, topographie d’un site, plan d’un bâtiment, etc... Rien que de très normal, donc, pour un homme dont l’espace constitue la préoccupation centrale [2] et il ne serait guère étonnant que la boulimie de ce bourreau de travail s’accompagne d’une sorte de furor cartographica.
La révolution cartographique
Or, c’est là que l’étonnement surgit : l’étude détaillée de sa pratique met en évidence un étonnant silence cartographique. Sa carrière militaire et civile coïncide pourtant avec la révolution cartographique menée en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle par l’Académie des sciences dont il devient membre en 1699. Dès 1668, Colbert avait assigné à l’Académie nouvellement créée (1666) l’objectif de « faire des cartes géographiques de la France plus exactes que celles qui avaient été faites jusqu’ici » ; un vif débat s’était développé sur la manière de procéder : d’abord la France puis les provinces, ou au contraire d’abord les provinces puis la France par assemblage ? Personnage-clé de la révolution cartographique en acte, l’abbé Jean Picard, dont Vauban connaissait les travaux, avait combattu pour la cartographie déductive contre l’induction, pour l’apriorisme contre la cartographie empirique. Il avait convaincu l’Académie d’opter pour « un châssis qui distribuerait tout le royaume par triangles liés ensemble », à la manière d’un repère cartésien dont l’origine serait l’observatoire de Paris.
Liée à la géométrie et à l’astronomie pour garantir la précision des relevés, la cartographie scientifique avait dès lors délaissé la grande échelle du plan (représentant un bâtiment ou une ville) et la petite échelle de la carte géographique (pays, continent, monde) pour se focaliser sur les échelles médianes (grossièrement, du 1/10.000° au 1/1.000.000°) : la topographie (représentation du lieu) et la chorographie (la région).
Dans ses textes, Vauban se contente de codifier des pratiques d’ingénieur en charge d’un chantier, sans évoquer les problèmes théoriques soulevés par la construction rigoureuse d’une carte de France à petite échelle. La maîtrise du relief, le dessin de frontières linéaires, la compréhension des territoires coloniaux, la connaissance renouvelée de la France comme unité territoriale, Vauban n’investit aucun de ces chantiers. Il ne développe pas non plus d’approche civile de la carte au service de l’économie politique naissante alors même qu’il travaille à la Dîme, laboratoire intellectuel d’instruments de connaissance et de mesure du pays. Pour échapper à la « religion du terrain » dont il est l’apôtre, il a délaissé la cartographie perçue comme simple mise en forme du sensible. Ses silences cartographiques constituent en quelque sorte le prix à payer de ses innovations en arithmétique politique [3].
La normalisation des codes de représentation
L’Instruction pour les ingénieurs et les dessineurs qui lèvent les plans des places du Roy publiée en 1714 normalise une série de codes de représentation. On y distingue d’abord trois échelles, selon que l’ingénieur entend représenter une place complète, une grande ou une petite citadelle :
l’échelle des plans des places fortifiées sera d’un pouce de Roy pour quatre cents toises. Lorsque les ingénieurs lèveront les plans particuliers des grandes ou petites citadelles ou châteaux pour en rendre les mesures plus sensibles ils donneront aux plans des grandes citadelles ou châteaux un pouce pour vingt cinq toises, et au plan des petites un pouce du Roy pour dix toises [4].
Rapportées en termes modernes, les échelles concernées sont les 1/28.800°, 1/1.800°, 1/720°. Ces échelles ne correspondent pas tout à fait au découpage habituel en plans chorographiques, plans de masse présentant la place en son site, et plans d’ouvrages.
Le même mémoire poursuit la liste des recommandations normalisatrices : mettre une boussole « qui fait connaître de quelle manière ils sont orientés observant de mettre toujours le nord en haut » ; marquer le cours des rivières et ruisseaux par des flèches, en porter le nom qui sera répété « en plusieurs endroits lorsque leur cours aura assez de longueur pour mériter leur attention ». Mais cette codification qui semble s’inscrire dans le mouvement général de rationalisation sémiologique est pour le moins tempérée par une série de recommandations analogiques qui témoignent d’une ignorance (ou d’un refus) du mouvement de normalisation cartographique : les ingénieurs devront marquer « le plus exactement qu’ils pourront les pentes des montagnes, collines, hauteurs et rideaux. Ils écriront correctement et lisiblement le nom des villes, bourgs, villages, hameaux, châteaux et bois et placeront les écritures de manière qu’elles se distinguent et se lisent aisément ».
Sur les fortifications, « des chiffres marqueront les noms des portes, celui des bastions et autres ouvrages ». Les dessinateurs « doivent laisser une marge de quatre pouces trois lignes aux deux côtés de ces cartes pour pouvoir écrire les remarques et observations nécessaires ». Au fond, il ne s’agit guère plus que d’organiser de façon commode un ensemble de conventions partagées par un réseau professionnel d’ingénieurs aux prises avec l’enjeu du siècle : dessiner, fixer et fortifier les limites de l’Etat national.