Fig. 18. Carte des courants en Bretagne
Fig. 19. Carte de La Franqui (détail)
Fig. 20. Carte de Crémone (détail)
Altitude et profondeur
La cartographie du siècle de Vauban doit affronter un problème de taille : la mesure de l’altitude. La réponse à une telle question ne peut bien entendu être apportée que lorsque l’enjeu militaire, politique ou économique devient réel : la simple curiosité ne suffit pas à mobiliser les talents. Sans entrer dans le détail d’une longue aventure, rappelons que la difficulté à estimer l’altitude fut résolue grâce à la mesure des profondeurs, qui constitua très tôt un enjeu majeur pour des navigateurs appelés à voguer près des côtes, donc contraints d’affronter le risque d’échouage.
La carte de Bretagne imprimée (figs. 18.1 à 18.4) présente à cet égard une étape caractéristique du siècle. Cette carte des mers baignant la Bretagne est due à Samson Le Cordier (1660-1720), pilote, hydrographe et « jaugeur » que Vauban a sans doute rencontré à l’occasion de sa mission de défense de la Bretagne dans les années 1680. Cette carte gravée (également présente à la BnF) dans les mêmes années contient incontestablement des éléments archaïques comme le tracé des côtes bretonnes (qui ne tient pas compte des travaux de l’Académie), les blasons portés sur les pays, le vaisseau dessiné sur l’océan à l’ouest, les légendes gravées dans des cartouches en bannières... Mais elle frappe par la superposition claire de plusieurs « couches » d’informations matérialisées par des éléments distincts : profondeur des fonds (chiffres), direction des courants (lignes courbes), nature des fonds (lettres), marées (lettres)... L’espace maritime se trouve ainsi constellé de chiffres, de lignes droites et courbes selon une répartition à la fois complexe, précise et en partie aléatoire, dépendant de la richesse des informations glanées lors des missions.
Il en va autrement avec une extraordinaire carte manuscrite trouvée dans les archives Vauban, qui n’a pas encore livré ses secrets (fig. 19). Le port de La Franqui, en bordure de la Méditerranée (Leucate, dans les Corbières), est mentionné en titre sans être véritablement représenté. Les véritables héros de la carte, ce sont les fonds marins et leur représentation réglée comme un ballet : loin de se contenter de quelques relevés aléatoires de profondeur, l’auteur anonyme de la carte organise les données selon un protocole rigoureux. « Les chiffres des sondes sont autant de pieds du Roy de profondeur d’eau » signale un nota en bas à droite du document. Des colonnes alignent la profondeur en des points réguliers, les alignements horizontaux téléscopant parfois des colonnes verticales. La Méditerranée semble ainsi soumise à un ordre implacable, elle est au sens propre numérisée. Les chiffres ne constituent pas le remplissage d’une carte qu’ils viendraient enrichir : ils « tiennent » la carte, la tiennent presque en coupe réglée. Seule concession à la bonne vieille représentation analogique : deux lignes isométriques dessinent les contours des fonds sous-marins à 14 et 16 pieds de profondeur.
Audacieux et précoce, un tel document se caractérise également par une mise en page élégante. Loin de chercher à remplir la feuille, cette carte numérique avant l’heure est à l’opposé des représentations anecdotiques (monstres marins) ou réalistes (bâtiments terrestres et vaisseaux marins) qui cherchent à combler le moindre espace vierge. Elle oscille en quelque sorte entre l’instrument professionnel et le travail artistique du Land Art...
Le contraste est bien entendu frappant avec une carte anonyme du bassin du Po depuis Asti jusqu’à Crémone (figs. 20.1 à 20.3). Rédigée en italien mais complétée d’une échelle en langue française, cette carte de la fin du XVIIe révèle l’approximation des informations altimétriques : des montagnes figurées en hachurage sont peuplées de villes, les vallées laissent tranquillement couler des fleuves, et personne ne ressent le besoin de chiffrer aucun de ces éléments. On conçoit que les ingénieurs et militaires soient inquiets de leur piètre maîtrise de l’information et de sa représentation lorsque le pays concerné est fait de polders, digues et autres jeux hydrauliques qui supposent une mesure précise des niveaux.
Il en va de même avec la carte de Port Vendres (figs. 21.1 à 21.3), à proximité de Collioures. On retrouve ici la même absence de rigueur dans la représentation, sans doute due à un manque d’exigence et d’instruments de mesure. Quelques villes ou places fortes sont juste indiquées, d’une écriture linéaire sans souci de normalisation ni de hiérarchisation.
Typographie
Dans l’ensemble des plans des archives Vauban, celui du Golfe de Gascogne (fig. 22) possède une place à part. Ni daté ni signé, il pourrait néanmoins renvoyer à l’activité de Renaud d’Eligassaray, ami proche de Vauban, académicien lui aussi, envoyé dans les Antillles en 1696 où il signe de nombreuses cartes. Actif en 1701 en Espagne auprès du petit-fils de Louis XIV devenu Philippe V, et donc impliqué dans le rapprochement des deux royaumes, Renau pourrait avoir joué un rôle dans l’établissement de cette carte spectaculaire qui semble ramener l’océan Atlantique au rang de simple flaque baignant France et Espagne. Le cadrage extraordinairement scénographique de cette carte relègue les côtes dans les marges d’un carré dont les autres côtés sont aussi vides que l’est le centre, le tout bordé d’un élégant et rigoureux maillage des distances.