Fig. 2. Frontière de fer, Namur
Fig. 3. Frontière de fer, Bouchain
Fig. 4. Besançon, faubourg Battant
Les archives Vauban
Les archives Vauban sont conservées pour l’essentiel par le Ministère de la Défense à Vincennes et par la famille de Rosanbo en son château du même nom. Très riches, longtemps inaccessibles, mal inventoriées et peu étudiées, ces archives privées constituent un fonds exceptionnel composé de dizaines de milliers de lettres, dessins, croquis, plans, parfois difficiles à identifier.
Parmi ces documents, de nombreux plans sont de la main de collaborateurs directs de Vauban. Certains sont annotés par le patron, d’autres recopiés et modifiés avant d’être adressés au roi ou à son ministre Louvois, aux ingénieurs en charge des travaux.
Au risque de paraître rhapsodique, nous avons retenu dans ce fonds quelques dizaines de documents illustrant différentes modalités d’articulation entre texte et image dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Plus qu’une étude organique ou une typologie rigoureuse, nous avons souhaité ouvrir des pistes de travail et souligner la variété des questions posées par un tel fonds. Certains de ces plans sont signés Vauban, d’autres de collaborateurs, d’autres encore anonymes ou même (rarement) imprimés et présents dans les archives sans que l’on connaisse exactement leur provenance. S’agissant de documents inédits encore incomplètement identifiés, le détail des cotes ne sera pas ici porté. Toutes les photographies sont de l’auteur (ce qui explique leur qualité parfois douteuse).
Silences et visions
Les cartes des archives Vauban constituent d’abord une sorte de laboratoire. Si la cartographie en tant que telle n’était guère interrogée par Vauban et ses ingénieurs, leur pratique les amenait néanmoins à esquisser, proposer, imaginer des projets extrêmement variés. Une étonnante carte d’Alsace tout en longueur peut ici servir de point de départ (fig. 1). Très éloignée des critères scientifiques en formation, cette belle carte analogique est entièrement construite sur le contraste entre une description un peu naïve et anecdotique (champs, églises, arbres isolés et montagnes) et, d’autre part, des villes portées en réserve, procédé étendu au cartouche général de la carte. Peu d’écrit donc et une illustration riante qui semble prête à se passer de légende ou autres indications graphiques, attentive à jouir lascivement de cet âge d’or de la cartographique pré-scientifique.
Les figures 2 et 3 représentent deux villes parmi la soixantaine qui constituent la frontière de fer tant désirée par Vauban : Namur et Bouchain sont ici tracées au crayon sans autre effet visuel que quelques arbres en bas de Namur ou sur la rive du fleuve. Là encore, on pourrait croire que le silence est plus qu’un stade préparatoire, une sorte de preuve de l’autosuffisance du dessin technique pour les personnes à même de déchiffrer les plans d’une fortification. Ni indication de Nord, ni sens d’écoulement des eaux, point de toponymes : le plan entendu comme source d’informations d’autant plus efficaces qu’elles sont autosuffisantes.
Le faubourg Battant à Besançon (fig. 4) relève de la même logique muette : ni titre ni légende ni explication, comprenne qui pourra. Quant au schéma maladroit de Mulhouse (fig. 5), il semble s’adosser aux projets renaissants d’un Léonard ou un Alberti plus qu’il n’illustre une modernité cartographique alors naissante.
Tout autre est le cas de La Vallette, sorte de dessin officiel préfigurant les codes en vigueur au XVIIIe dans les écoles du Génie. Le cartouche ouvragé (fig. 6), également muet, s’inscrit sans le moindre doute dans une perspective d’inscription officielle, d’abord manuscrite puis sans doute gravée - sauf si le dessin révèle quelque secret militaire.
La figure 7 se construit sur le paradoxe d’une inscription niant la possibilité même d’autres inscriptions : le « plan de fantaisie » est d’ordinaire blanc, vierge de toute inscription, sans commentaire écrit. Outre le cartouche très travaillé indiquant la mention « plan de fantaisie » et la mention de l’orientation au Nord, une simple lettre « R » suivie d’une flèche marque le sens hypothétique d’une rivière vouée à ne jamais couler : miracle des conventions sémiologiques d’autant plus fortes qu’elles savent être inutiles, la fantaisie exhibée n’ayant de sens que si elle passe par une apparence qui exclut toute fantaisie.
Un autre plan théorique des archives Vauban est pour sa part gravé par un certain Lucas, sans que nous soyons parvenus pour l’instant à en identifier la source (« planche 9 page 88 ») (fig. 8). Rien d’étonnant, au premier abord, dans cette gravure mêlant une ville neuve fortifiée à damier et sa campagne environnante. La légende y est portée à même la gravure, à la manière des planches pédagogiques destinées aux écoles primaires : plaine, champ, vigne, jardin, chaque chose y est à sa place, désignée par un mot comme en un Eden cratylien où le mot serait l’image même de la chose.
Un détail fait toutefois sortir cette planche du lieu commun pédagogique et cartographique (fig. 8.2). Une rivière coule paisiblement, ici de la droite vers la gauche de la gravure; une flèche indique, tout aussi paisiblement, le sens du courant. Mais cette fois la légende ne porte pas sur la signification du signe conventionnel (la flèche), elle mentionne simplement « flèche ». Le fonctionnement habituel des codes conventionnels suppose par exemple qu’un dessin d’arbre soit légendé « forêt », ce qui signifie « ceci est un arbre, signe discret qui renvoie à la présence réelle de cet ensemble d’arbres appelé “forêt” ». On n’imagine guère un arbre légendé « arbre », ni le trait d’une limite entre deux champs explicité d’un « trait » ou le triangle symbolisant une élévation renforcé d’un « triangle » ? Et pourtant, cette flèche est bel et bien légendée « flèche »...