Fig. 9. Ligne frontalière de la Trouille
Fig. 10. Développement des faces de la ville de
Neuf-Brisach, juin 1700 (détail)
Fig. 11. Carte de la côte des environs de Nieuport
et d’Ostende, 1691 (détail)
Fig. 12. Reconnaissance de Nieuport, 1689 (détail)
Fig. 13. Plan de Nieuport annoté (détail)
Fig. 14. Légende de la carte de Nieuport
Fig. 15. Plan d’ensemble de l’attaque navale
de Gênes, 1684 (détail)
Fig. 16. Disposition des navires lors de l’attaque
de Gênes (détail)
Peut-on plaider l’erreur ou la licence du graveur ? L’instabilité de conventions naissantes encore mal fixées ? La ligne frontalière de la Trouille (fig. 9), elle aussi étonnamment muette, souligne d’abord la difficile émergence du concept de ligne frontière, aujourd’hui si évident à nos yeux. Le pré-carré cher à Vauban suppose, par opposition à la frontière-zone ou tampon du Moyen Age, la conception moderne d’un territoire continu, homogène, séparé d’un Etat voisin par une ligne clairement fixée et si possible matérialisée dans l’espace. L’étonnante ligne frontalière de la Trouille montre qu’avant d’en arriver au tracé linéaire de nos frontières modernes, il a fallu donner à la frontière la forme à redents d’une fortification... Peu d’annotations sur la carte, puisque la relation à l’Autre reste pensée sur le mode du conflit bien plus que de l’échange ou du commerce.
Il est dans les archives quelques autres cas atypiques, comme ce développement des faces de la ville de Neuf-Brisach (fig. 10), datant de juin 1700, qui semble sorti des cartons de Richard Long ou d’un artiste conceptuel féru de Land art : pas un mot, pas un signe, la simple répétition monotone des fronts de la ville de Neuf-Brisach. Perfection de l’octogone muet, rigueur de l’ingénieur chargé de donner forme à une pure vision, fidèle au portrait dressé par Fontenelle dans son Eloge du maréchal Vauban : « Personne n’avait mieux que lui rappelé du ciel les mathématiques, pour les occuper aux besoins des hommes ».
Ajouts manuscrits
Bien loin de ces étonnants silences, de nombreux plans saisissent Vauban et ses collaborateurs en plein travail : graffitis, annotations fiévreuses, mentions biffées, phrases dictées ou recopiées... La préparation des guerres de siège suppose la mise en place d’un réseau de renseignement efficace et précis. Les cartes sont, à la fin du XVIIe siècle, la plupart du temps manuscrites : paradoxalement, l’irruption de versions gravées et imprimées constitue d’abord une régression vers des cartes moins fiables car difficilement rectifiées. Le tracé des côtes des Flandres, la mention du réseau hydrographique, le report de données nouvelles repérées par les espions supposent une carte-matrice sur laquelle commentaires et rectificatifs convergent, en particulier à propos de ces polders, terres conquises sur la mer susceptibles d’être inondées par l’ennemi lorsque l’envahisseur menace.
La carte de la côte des environs de Nieuport et d’Ostende, levée en 1691, constitue un brouillon du plan d’ensemble du siège (figs. 11.1 à 11.4). Les textes rédigés en longues phrases envahissent le haut de la carte, et bientôt le centre lui-même. Un autre ensemble cohérent présente la reconnaissance de Nieuport en 1689, en vue du futur siège de la ville (figs. 12.1 à 12.5). Et un troisième ensemble présente le détail de certaines inscriptions manuscrites tel ce « 5° feuille envoyée pour la seconde fois, fait à Ipres le 26 septembre 1699 » (figs. 13.1 à 13.7). Pour compléter l’ensemble de ces jeux d’écriture, deux pages rédigées à part font office de légende (fig. 14.1 et fig. 14.2) indiquant les dunes, digues rasées...
Ces écritures manuscrites correspondent donc à une fonction temporelle du plan : préparer l’action à venir, accumuler les indications précieuses, stratifier les informations. Extérieures à la carte telle qu’elle est initialement levée et restituée, ces phrases viennent se superposer pour plus d’efficacité. Loin de constituer une simple légende factuelle, elles expriment des avis, soupèsent des hypothèses, enserrant la carte dans un filet grisé, sorte de peau indéfiniment écrite.
Chorégraphie
La cartographie vaubanienne se définit bien souvent par rapport à des événements, en particulier la guerre de siège. Vauban n’a pas participé au bombardement de Gênes en 1684, qu’il réprouve même assez clairement : après une jeunesse de chien fou attaché au langage des canons, il s’est clairement rangé, la cinquantaine venue, du côté des « colombes » contre son patron Louvois, « faucon » incapable de penser la diplomatie autrement que par un recours immédiat ou différé à la force. La République de Gênes fut donc impitoyablement incendiée pour avoir osé fournir des galères à l’Espagne, et le doge, interdit de sortie par la loi fondamentale de la République, se vit contraint d’accepter une « invitation » à Versailles pour y faire allégeance à Louis XIV « protecteur des peuples ».
On ne sait d'où provient ce plan d'ensemble de l'attaque navale de Gênes visiblement dressé par un officier membre de l'expédition (fig. 15). Le détail de la disposition des navires lors de l'attaque de Gênes (fig. 16) suppose la mise au point d'un code plus chorégraphique que chorographique : le dessin des navires ancrés et reliés entre eux pour mieux stabiliser leurs tirs à boulets rouges semble renvoyer à un ballet, activité chérie de Louis XIV.
L’un des rares textes organiques rédigés par Vauban sur les questions militaires, le Mémoire militaire où sont exposés les défauts de notre infanterie, les moyens de la réhabiliter et de la rendre excellente (1704) est présent à Rosanbo sous forme manuscrite (fig 17). La représentation du mouvement des troupes conduit Vauban à articuler une vue en plan (en bas) et en profil (milieu) voire vue cavalière (en haut) afin de montrer comment un bataillon rangé selon un ordre carré peut se retirer sur le flanc d’une colline après avoir franchi un fossé. Là encore, les points semblent danser, l’espace dépouillé de la carte se trouve animé par ces points entraînés tels des perles le long d’un fil. Ce ne sont pas des lettres de l’alphabet ni des chiffres qui habitent le plan, mais bien des signes purs, des unités ou atomes qui préfigurent une sorte de mouvement atomique généralisé, à la fois brouillon et organisé.