Déplier l’utopie
(Histoire du grand et admirable
Royaume d’Antangil
, 1616)

- Olivier Leplatre
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La carte de Dieu

 

       Et le pouvoir de Dieu. L’utopie est un monde absolu : son achèvement, qui écarte la contingence de l’Histoire, replie le politique sur sa finalité pleinement réalisée. A Antangil, la perfection du royaume reproduit le royaume divin. L’insularité schématique du territoire, sa géométrisation possible dans une carte tracent un templum selon les lignes du carré, du rectangle ou du cercle. L’univers symbolique d’Antangil répercute ces modèles premiers : la structure carrée du palais ou arrondie des amphithéâtres et des temples les distribue sur les lieux essentiels du royaume. A ces formes accomplies où transparaissent la raison et la fidélité à l’ordre divin, la carte ajoute les croix des églises parsemant l’espace et signalant son fondement sacré. Elles répètent l’orientation d’une verticalité ascendante qui fait remonter les fleuves et élève le regard. L’œil est attiré, selon cette nouvelle voie, toute spirituelle, vers les montagnes dressées au haut de la carte, jusqu’au liseré blanc à la crête des cimes ; là est aménagé le seul endroit vraiment vide de l’image. Au-delà des montagnes, la mince partie invisible de la carte aménage un silence visuel et fait peut-être retentir le souffle spirituel.
       Les quatre grandes voies d’eau (Iarri, Bachil, Patigi, Alagir) qui sillonnent la surface cartographique sont à coup sûr, comme l’a remarqué Frank Lestringant [36], les résurgences des quatre fleuves du Paradis ; le pays dans son ensemble est comparable au jardin édénique d’où jaillit en son centre la fontaine de vie. Plus profondément encore, c’est le désir de totalisation qui atteste la présence de Dieu : la saturation graphique de la carte relayée par le panorama descriptif du texte engendre un monde sans vide, habitée absolument. Contre toute vraisemblance, le code de la carte coordonne vue du ciel (l’à-plat des fleuves et des lacs) et vue de face (bâtiments, arbres) ; il ne se préoccupe guère des échelles – sans que cela choque un lecteur du XVIIe siècle – puisque les églises sont de la taille des montagnes et des forêts. Ces phénomènes optiques, ajoutés au trouble d’une surface où semble affleurer la profondeur, concourent à donner l’impression que la carte dépend de tous les points de vue et qu’ainsi la relativité lui est étrangère. Le visible est sous l’œil de Dieu, œil en surplomb, en survol, pénétrant et à la fois frontal, capable de tout voir sur le même plan absolu. Qu’en outre l’origine de la carte, conçue par le voyageur ou rapportée de Bandan, soit incertaine confère à son énonciation un statut spécifique. Toute carte apparaît en soi comme un énoncé sans voix directement assignable ; cette constante d’une voix sans origine, redoublée ici par l’anonymat du livre, convient parfaitement à un pays où Dieu règne partout et dicte au voyageur son texte.
       Dieu paraît donc sous les espèces d’une carte. Le monde d’Antangil a été autrefois christianisé. Le héros de cette conversion s’appelle Byrachil, un disciple de saint Thomas, « grandement zélé » (158/118). L’apôtre « sème » [37] la foi, « arrousé[e] de (...) sainte doctrine » (202/143) et « plante » les églises dans un champ d’ignorance et de superstition, comme le champ de la carte fait fleurir sur sa terre irriguée des croix par dizaines. Pour emporter l’adhésion définitive du peuple et des plus hautes autorités, Byrachil, touché par l’Esprit saint, accomplit en public le miracle de soigner des malades incurables. Cet épisode thaumaturgique signifie plus largement le rétablissement du corps et le salut de l’âme d’une nation qui certes avait bâti son ordre politique mais ne l’avait pas encore enraciné dans la vérité divine. L’acte du saint actualise encore ce que la nature du pays, où abondent des eaux chaudes capables de soigner les maladies (9/33), annonçait.
       La carte d’Antangil retranscrit le miracle de cette conversion, corps lavé du péché originel et régénéré. Antangil est un évangile : bonne nouvelle adressée au monde par le voyageur. Parler de lui revient à en répandre la bonne parole : Byrachil est venu à Antangil par Bandan, le voyageur, lui, repart de Bandan pour espérer convertir l’Europe à la vérité révélée d’un royaume inconnu ; Bandan dont le nom ne manque pas de rappeler le pèlerinage de saint Brandan parti lui aussi en quête du Paradis, au mur d’or et de pierreries, aux arbres toujours chargés de fruits et aux fleurs éternellement odorantes.
       Des sacrements, la religion du pays ne conserve que « le Baptesme et la Saincte-Cène » (182/132). Baptisée par ses eaux, pain céleste rompu par ses plis, la carte imprime une liturgie. Sa table même est, à sa mesure, le souvenir de la table de la Cène, dernier avatar de la série des tables qui assoient le monde d’Antangil. La carte en sa totalité est sacramenta donatrix mensa : elle fait face comme l’autel aux yeux de celui qui veut croire (l’utopie n’est-elle pas précisément l’acte d’une croyance ?) ; elle s’absorbe en un espace cérémonial où va se jouer, dans la description qui lui succède, le dévoilement du mystère admirable. Jusqu’au martyre dont elle porte déjà les stigmates : martyre de Byrachil reproduisant celui du Christ puisque le livre s’achève sur le récit du glorieux sacrifice de l’apôtre fouetté et décapité sur l’ordre d’un roi « mauvais et cruel ». Souvenir du corps souffrant et appel du corps glorieux, la carte édifie l’Eglise comme communauté des hommes en Dieu.
       Bien entendu, ce symbolisme est indirect. Si la carte est l’image de la toute-puissance divine, elle ne peut l’être que par le mystère de la dissemblance. Quand, dans les temples d’Antangil, on a remplacé le culte des idoles païennes par celui de Dieu, un certain nombre d’ornements ont été conservés, d’autres ont disparu. Ainsi les statues des dieux et des déesses, en marbre, en porphyre, en bronze ou en argent, ont été enlevées des niches entre les pilastres ; à leur place, on a conçu des espaces de prière. Aucune image de Dieu ne figure dans les temples qui ne sont toutefois pas dépourvus de peintures, notamment sur les carreaux du sol et au creux des « parquetages de marbre » le long des galeries (175/128). Comme dans tous les autres bâtiments d’Antangil, les temples affichent une profusion ordonnée, rythmée par des séries de cadrages et d’emboîtements : niches, marqueteries, carreaux, renfoncements structurent le lieu en le discontinuant et en démultipliant sa matière visuelle.
       La carte du royaume reprend donc significativement cet accord partout à l’œuvre entre le cadre et le caractère rhizomique de son contenu. Ou peut-être en fournit-elle le patron originel : tout dans Antangil serait ainsi fabriqué selon son plan, qui est le plan de Dieu. Car Dieu se figure par tous les signes de l’utopie. Sans représentation directe, il est le dessein qui anime le projet du royaume et il se découvre mystérieusement dans chacun des lieux d’image qu’Antangil fabrique et dispense avec prodigalité au regard. Lorsque les idoles furent ôtées des temples et leurs traces détruites, les Seigneurs du royaume décidèrent de conserver les inscriptions « mises à l’honneur des faux dieux » et, après les avoir effacées et pour ne pas ruiner « tant de belles figures », firent noter « les plus preignans passages tirez de l’Escriture, à l’honneur du souverain Dieu » (168/124). Sur la carte n’apparaît aucune écriture, mais son image réclame l’Ecriture : comme si elle avait effacé le monde ancien et de cet effacement dont elle est tracée sourd le nouveau monde, fructifié par la parole divine et sa traduction politique. Le texte de la description recouvre le support cartographique, comme les lois de Dieu sont venues se substituer aux idoles païennes, mais selon l’intention qui apparaissait dans les formes en attente de la carte. Cette dernière fait alors signe comme surface d’intercession : son pan d’image encourage à mesurer la présence de Dieu, à reconnaître son intervention et à la contempler. Son silence a vocation à susciter la parole, il prophétise l’écriture.

       Moins qu’un texte ou qu’une carte, l’utopie est une page : sur son support vierge aux bords imposés, le rêveur de mondes imagine qu’il tient là l’infini des possibles dans une forme à portée de raison. Pour l’auteur d’Antangil, la découpe de la page blanche, son rectangle qui s’essaimera en feuillets de livre prélève un territoire aux vastes étendues de la terre ou de la mer. Dans ce lieu où l’espace trouve sa mesure et comprime son énergie, advient l’hypothèse d’un univers paradisiaque où les hommes vivent ensemble dans la lumière de Dieu. Le lecteur de l’utopie d’Antangil assiste matériellement à la naissance de l’utopie au creux de la page : il voit comment une page devient une carte et comment une carte devient un texte.

 

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[36] Fr. Lestringant, « Utopie et Réforme », art. cit., p. 176.
[37] Byrachil « aient ouï parler de ce grand Royaume d’Antangil et de la police qu’on y gardait, estima que ce seroit un digne champ pour y semer la piété et foy chrestienne [...] » (158-159/119).