L’auteur arrive à Bandan, la ville principale de la grand Jave, en 1598. Il demande de séjourner là malgré les réserves de l’amiral qui l’a conduit. Il apprend les langues locales afin de pouvoir se passer de « Truchement » (n. p./24) et ainsi prendre plus directement contact avec le pays. Il croise alors un marchand italien « nommé Francisco Renuchio fort galant homme, bien versé aux langues, bon historien et fort entendu » (n. p./24). Il le fréquente pendant un an avant de se voir proposer par lui une visite à « l’Ambassadeur d’un grand Roy Chestien devers le Su », c’est-à-dire l’ambassadeur d’Antangil. Ce dernier a la réputation d’être hospitalier aux étrangers et comme de son côté le voyageur est avide de nouvelles mœurs, une rencontre a lieu.
On remarquera que cette entrée en matière narrative, à travers une sorte de micro-récit initiatique, insiste sur le cosmopolitisme de Bandan : un Français conduit par un Hollandais fait la connaissance d’un Italien dont le prénom, « Francisco », consonne précisément avec l’origine française du voyageur ; cet Italien est lui-même en relation avec un ambassadeur proche des Européens. Une suite de médiations autour de la figure centrale de l’ambassadeur bâtit l’histoire, au carrefour des pays. Elle promeut une économie voire une morale de l’échange où dominent honnêteté et sociabilité et qui unit dans une même communauté extraterritoriale des hommes bienveillants, soucieux d’autrui. A Bandan, une première utopie se réalise donc : elle est sous-tendue par le brassage des langues, par le contact des origines antipodiques et par le désir de l’autre. Une double ouverture s’est effectuée qui a rendu possibles ces rapprochements : l’ambassadeur a quitté Antangil, l’utopie acceptant de communiquer son existence ; l’auteur, lui, a voyagé, mû par la volonté de ne pas s’en tenir à ses frontières, c’est-à-dire aussi aux bornes de son savoir.
Ayant compris que son interlocuteur est un Français, l’ambassadeur souhaite découvrir de lui « les particularitez de l’origine et gestes » des « anciens preux » (n. p./25) tandis que le voyageur pour sa part espère lui faire parler de son pays dont il ignore tout, surpris même que puisse exister au Sud un royaume chrétien. Se met alors en place une série de conversations selon un temps ritualisé – les visites ont lieu tous les jours aux « heures opportunes » (n. p./25) – et dédiées à la compréhension de l’altérité. Elle bénéficie d’une circulation équilibrée des informations : acceptant de « faire le semblable » (n. p./25) pour l’autre, informations contre informations, chacun ressent effectivement son interlocuteur malgré ses différences comme un « semblable » grâce à l’égalité des échanges.
Le lien noué avec l’ambassadeur, lien de paroles, est redoublé par le livre lui-même. A son retour, le voyageur rédige des « mémoires » (n. p./25) : ils contiennent tout ce que le ressortissant d’Antangil a pu raconter lors des entretiens introduits par Renuchio. Ces recueils de notes sont au départ du traité que, par une nouvelle étape dans les échanges, son auteur offre ensuite en cadeau aux dédicataires de l’épître. Le voyageur a en effet l’espoir de soumettre par ses observations à « messieurs des Provinces unies » de quoi rendre plus prospère encore leur Etat déjà florissant mais commençant à peine à « jetter les premiers fondements de sa gloire » (n. p./23). Comparé aux diamants, aux émeraudes et aux rubis (n. p./23-24), le traité rapporté par le voyageur est prévu pour devenir le lustre et l’ornement de ceux qui sauront en parer leur gouvernement. Cette générosité n’a d’égale que celle de l’ambassadeur prodigue en explications, prêt même comme un symbole de ses largesses et de la richesse de son royaume, à montrer un couple de perles magnifiques, « incarnattes et brillantes », pêchées dans le golfe d’Antangil (10/34). Le voyageur remercie l’ambassadeur de ses dons en satisfaisant par le plus de précisions possibles sa curiosité lors de leurs conversations ; pour l’informer tout à fait, il lui laisse également la carte du Royaume de France (n. p./25).
Parti pour voir de ses propres yeux les merveilles du Sud, le voyageur n’arrivera pas au pays qui semble toutes les receler. Bandan est le terme de la traversée, relayé ensuite par les discours de l’ambassadeur et la carte recueillie dans le traité. Antangil résulte de deux formes de langage : il n’existe que verbalement et visuellement, à travers une carte. Bien que le royaume ne soit jamais atteint physiquement et demeure un horizon imaginaire, la complémentarité des mots et de l’image le rend cohérent ; elle lui fournit son identité et finalement sa réalité. Antangil est donc en premier lieu un système de signes : aucun des interlocuteurs n’accède au pays de l’autre et cependant par le moyen de substituts verbaux et visuels, chacun rend accessible à l’autre son pays. Il n’est pas dit clairement qu’en échange de la carte de France reçue du voyageur, l’ambassadeur lui laisse une carte d’Antangil et qu’ainsi il parachève un cérémonial savant analogue au troc social des cartes de visite. Mais, quoi qu’il en soit, le voyageur retire de ses entretiens de Bandan suffisamment d’informations pour dresser une carte qu’il glisse ensuite dans son traité.
Parmi les mémoires rédigés à partir du voyage dans la grande Jave, cette carte, reçue ou créée, vient fixer la description du pays. Elle se comporte à coup sûr comme un signe pluriel de la mémoire. Elle est d’abord un souvenir de voyage : l’auteur peut la regarder comme la métonymie de son séjour à Bandan et de sa rencontre avec l’ambassadeur [23] ; en elle, est résumée l’expérience autobiographique que l’épître dédicatoire redéploie dans son rapide récit. Mais surtout la carte est mémoire en ce que le voyageur y a reporté les conversations avec l’ambassadeur : l’image convertit ce que les mots, en fonction d’oralité déictique, ont localisé, indiqué, précisé et fait imaginer.
La carte déplace les discours entendus à Bandan : elle les transfère et les encode autrement. Sa temporalité et sa spatialité concentrent et réordonnent les paroles de l’ambassadeur et elles les figent en une forme stable et synthétique. Mais la carte préserve aussi leur circulation originelle puisque le but du livre est de répandre pour le plus grand nombre les explications enregistrées sur le royaume.
La représentation d’Antangil est placée dans un espace cadré, circonscrit et disponible. Le voyageur a rapporté une carte selon tout l’éventail sémantique de ce verbe. Avant tout – c’est le sens technique de « rapporter » – la carte résulte de la transposition d’une réalité physique dans un duplicata rationalisé et analogiquement mesuré (que l’opération soit effectuée par le voyageur lui-même ou par un cosmographe d’Antangil). Dans le cas où le voyageur l’a réalisée, cette production cartographique provient non d’observations et de relevés directs mais d’un savoir rapporté, venu de l’ambassadeur, qui avait déjà lui-même médiatisé et organisé la réalité de son pays en lui donnant un discours et en le transmettant. Ainsi, rapporter résume le geste du voyageur retourné en France avec toutes les informations recueillies sur Antangil et reportées sur une carte. En demeurant à Bandan, ce voyageur n’était pas sûr de pouvoir revenir ; il était confiant cependant dans l’aide de Dieu qui certainement lui « présenteroit quelque moien de [se] retirer au païs » (n. p./24). Les entretiens avec l’ambassadeur et la carte qui en est le fruit rendent le retour possible : le « retrait » a lieu une fois qu’en réponse au motif même du voyage, une partie inconnue du monde a été prélevée, retirée sous la forme transportable de mots et d’image pour être mise à la disposition du public.
Enveloppée dans le livre, pliée comme un cadeau à découvrir, la carte est matériellement un présent. Elle complète le don de l’épître et l’enrichit : une perle ramenée de l’hémisphère sud, une offrande en image après celle du discours d’ouverture dédicacé aux Provinces-Unies. Ce présent donne présence. Il rapproche le lointain, le met à portée de main et de regard. Il lui fait franchir les mers. Sous son aspect miniaturisé, cernant à la mesure de l’œil ce qu’il ne pourrait jamais saisir à l’échelle du réel, offrant à la main ce qu’elle ne pourrait jamais couvrir ou tenir, la carte permet de voir un pays que nul autre n’a vu, pas même d’ailleurs le voyageur. Elle est déduite des récits et des explications de l’ambassadeur, levée d’après ses mots : elle les représente quand eux-mêmes étaient les représentants, à travers son représentant officiel, de l’éclatant royaume invisible d’Antangil. Ainsi il est possible de voir Antangil d’après sa carte et d’après sa description : tactilement le pays est appréhendable, mentalement il est imaginable. Ramenée des terres les plus éloignées, une carte fait de l’autre bout du monde un objet portatif. Intégrée dans un livre, enchâssée dans son volume, elle est publiée, confiée à la lecture, prête à être diffusée.