Déplier l’utopie
(Histoire du grand et admirable
Royaume d’Antangil
, 1616)

- Olivier Leplatre
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Fig. 12. Histoire du grand et admirable
Royaume d’Antangil
, page de titre (détail)

Fig. 13. Carte et table du royaume d’Antangil (détail)

Fig. 14. Carte du royaume d’Antangil (détail)

Fig. 15. Carte du royaume d’Antangil (détail)

Les possibilités d’un texte

 

       La carte de l’Histoire du grand et admirable Royaume d’Antangil est insérée entre des éléments paratextuels (page de titre, épître dédicatoire) et le texte lui-même. A quel niveau d’énoncé appartient-elle ? Elle relève du paratexte en ce que, située au seuil du livre, elle participe de sa mise en place de même qu’à la fin la table des matières recense de façon synthétique les différents développements du traité. Comparable à un guide, la carte accompagne la description à venir du royaume. Elle délivre des repères mentaux essentiels à la lecture. Zone de transition entre le monde du texte et la réalité extérieure, elle aide à visualiser le pays : elle l’intègre en miniature dans le livre pour que le lecteur puisse imaginer sa présence au-dehors. Mais surtout, la carte permet de mieux localiser ce dont le texte va ensuite parler. Avant d’assister un éventuel voyage qui bien entendu n’est guère envisageable, la carte s’adresse au lecteur qui s’apprête à embarquer dans le livre. A ce titre elle appartient déjà au texte ; avec elle, la description a déjà commencé. Produite par une série de médiations que la préface relate, la carte fait transition dans le livre entre ses parties et elle met progressivement en mouvement la lecture.
       L’épître procure, nous l’avons vu, le récit de la provenance de la carte ou, du moins, du voyage qui a amené la découverte d’Antangil. De ce point de vue, le titre du livre est un peu trompeur car l’auteur ne nous raconte pas l’« histoire » du grand royaume – le mot est pourtant graphiquement mis en valeur dans la page liminaire (fig. 12) –, sauf par quelques bribes éparses. Avant tout, il le décrit [28]. La phase narrative la plus importante est reportée à la périphérie du texte, dans l’épître, c’est-à-dire avant le traité. Encore ne concerne-t-elle pas Antangil mais le voyageur lui-même. Par la suite, domine surtout le régime descriptif, mieux adapté pour faire connaître le pays, en restituer par son ordre propre l’impeccable ordonnancement et le rendre visible.
       Rien d’étonnant à cela : l’utopie n’est guère le support d’un récit ; elle témoigne d’un monde « détemporalisé », parvenu à figer un gouvernement dans une structure idéale et enviable. Si l’utopie résulte quelquefois de l’Histoire (le récit de sa christianisation fait tout de même dépendre Antangil d’une chronologie), compte avant tout l’état d’un monde qui, affranchi de l’inquiétude des temps, peut dès lors servir d’exemple universel aux nations en quête d’un bonheur et d’une paix atemporels. L’Histoire est ainsi donnée à lire au début, au sein du paratexte ; l’auteur l’a reléguée dans une antériorité qui certes fonde le livre mais que, pour se constituer finalement, le livre remplace par l’ordre privilégié du Discours. En sa position médiane, la carte opère la conversion de l’énonciation : elle résulte du Récit mais installe le protocole du Discours.
       La carte prélève (ou feint de prélever) le royaume d’Antangil, royaume d’antan, au monde extérieur et elle l’enclôt dans le pourtour d’une image pour en faire une patrie du regard. Le pays présente désormais une forme soumise à la rêverie du lecteur et à son information. On le contemplera dans ses limites graphiques comme un objet autonome et bouclé, et cependant encore ouvert.
       Son image a été disposée sur une page plus longue que toutes les autres ; il revient au lecteur de la déplier pour la lire (fig. 13). Outre la carte, cette page présente une « table des lieux principaux tant des villes que rivières du grand royaume d’Antangil ». Ramenée aux proportions du livre quand elle est pliée, la carte d’Antangil et sa table requièrent le déploiement. Aussi lorsqu’elles sont visibles dans toute leur dimension, agrandissent-elles l’espace de la lecture. La page entièrement étendue excède le livre ; elle est comme une ample phrase qui invite le lecteur à s’engager dans l’axe de l’horizontalité : horizontalité au sein de la page elle-même puisque la table s’ajoute à droite au cadre de la carte et horizontalité de la page dans le sens du texte qui va suivre. Ce processus général d’expansion apparaissait déjà programmé dans le titre que l’auteur a eu soin de formuler par ajouts et amplifications. Sa formule est reprise dans l’ample intitulé de la table.
       Le supplément de la page insérée met en œuvre le désir du texte. Si la carte est une aire transitionnelle entre la préface et le traité lui-même, c’est la table qui, plus exactement encore, annonce l’activité textuelle du discours sur l’utopie tout en faisant sens par rapport à l’image. Car, après avoir refermé le réel dans un territoire à l’échelle du livre et à portée de main ou de regard, la carte s’ouvre au texte et même elle le réclame.
       Par rapport au sens, la carte est à la fois excédentaire et lacunaire. En elle-même – il suffit d’y jeter un simple coup d’œil –, elle est saturée d’éléments graphiques. Son cadrage n’empêche pas la prolifération des signes ; au contraire, il en concentre l’énergie. L’unité de la carte délimite un territoire mais son contenu ne paraît pas tout à fait encore maîtrisé. La carte d’Antangil fourmille de données et de codes dont la multitude visuelle remplit le regard. Certains sont déchiffrables pour qui connaît un peu les conventions cartographiques ; d’autres ne sont pas immédiatement perceptibles. La numérotation qui sollicite un renvoi à la table (fig. 14) manifeste clairement les limites de la carte à résoudre par elle-même tous les problèmes de compréhension. La profusion cartographique convoque le texte pour qu’il la décode et compense son déficit d’informations ou en réorganise le trop-plein. La carte ne dit pas tout puisqu’elle schématise ; néanmoins ce qu’elle dit, elle le concentre dans des points d’intensité et des réseaux actifs de signification. La densité de l’image en chacun de ses points et dans la somme de ses circulations laisse une relative impression de désordre. Mais ce désordre, qui brouille l’évidence du tableau, appelle le texte et virtualise la lecture. Contempler la carte du royaume d’Antangil revient en réalité à engager plusieurs lectures : lecture de la carte pour elle-même, lecture de la carte assistée de la table, lecture de la carte augmentée du texte. Chacune complète l’autre et élargit l’horizon de la connaissance. La carte ne peut se passer de suppléments textuels, exégétiques, qui la déchiffrent et l’enrichissent ; elle est donc insuffisante à tenir un discours complet sur l’utopie. Et cependant, ce discours est déjà prévu et préparé par la carte, il est contenu en elle, dans la force de son vouloir-dire. L’excès matériel qui surcharge visuellement l’image devient alors l’indice d’un double travail à accomplir d’interprétation et d’expansion.
       Avant la description de l’utopie, la carte en assoit le fondement. Elle pose l’objet à décrire ; elle le nomme : « le grand royaume d’Antangil » en lettres capitales, comme un second titre, et elle le figure. Ainsi Antangil est inscrit, localisé, institué. Cette opération est d’autant plus essentielle ici que le pays n’existe pas et n’existera jamais visuellement qu’à l’état de carte : le texte qui référera à Antangil réfèrera en fait à sa carte, selon le système d’auto-représentation ou d’insularisation qui est le principe du discours utopique. Dès lors, l’image ne se contente pas de livrer une représentation parmi d’autres d’Antangil, elle est son unique représentation visuelle à partir de laquelle peut progresser le discours. Aussi recèle-t-elle finalement la totalité des informations à découvrir : elle est la réserve paradigmatique des futurs développements du livre ; en elle, se trouve la ressource du discours.
       Non une matrice de récits, comme l’est par exemple la carte de Tendre dans La Clélie de Madeleine de Scudéry, puisque le livre ne raconte pas Antangil ; mais une matrice descriptive. Ainsi dans la carte, la trouée d’eau numérotée 10 (fig. 15), perforée par trois formes ovoïdes, prolongée en deux bras d’eau et adossée à l’ouest aux signes moutonnants des montagnes contient en germe la possibilité d’un paragraphe ; son bloc d’images, remises en forme, ouvragées par la rêverie, attend la description :

 

       « Au surplus il y a un grand lac, à quelque vingt lieuës de Sangil, contenant environ cinquante lieuës de circuit, borné d’un costé de hautes montagnes et de l’autre de petits costeaux verdoiants et fertiles avec nombre de prairies entrecoupées de divers canaux clairs et limpides. D’ailleurs il contient plusieurs Isles belles à merveilles qui font les délices et contentemens du Roy, et des grands de la Cour » (8/33).

 

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[28] Le terme « description » appartient au titre mais, semble-t-il, comme un supplément et dans un caractère plus petit (« Histoire du grand et admirable Royaume d’Antangil (...). Avec la description d’icelui [...] ».