Déplier l’utopie
(Histoire du grand et admirable
Royaume d’Antangil
, 1616)

- Olivier Leplatre
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Fig. 6. Carte de du royaume d’Antangil (détail)

Fig. 7. J. Boisseau, Théâtre des Gaules, 1642 (détail)

Fig. 8. Carte de du royaume d’Antangil (détail)

Fig. 9. Carte de du royaume d’Antangil (détail)

Fig. 10. Carte de du royaume d’Antangil (détail)

Fig. 11. Th. More, Utopia, 1516, frontispice

       Le livre, carte et texte, fait découvrir un autre monde. Il le rend plus visible et plus lisible qu’une exploration réelle. Le voyageur aurait pu aller à Antangil, il aurait pu suivre l’ambassadeur ; il n’en fait rien. Il se contente de l’abondante documentation qui lui est livrée. Elle vaut mieux pour lui que n’importe quelle visite car la parole a déjà opéré ses choix, ménagé ses classements, elle a déjà suivi ses logiques et balisé son objet. Le langage a filtré la masse informe, ductile du réel, il l’a arpentée et reconstruite. On pensera peut-être qu’il a manqué à l’auteur de ce traité le souffle romanesque nécessaire pour inventer vraiment un récit de voyage. Il est possible aussi que lui ait surtout importé de disposer d’un savoir organisé, d’une situation descriptive arrangée selon un certain ordre, une certaine stabilité du discours. Le voyageur transmet une chose mentale, il fait lire une projection de l’esprit sous l’aspect signifiant d’un espace (la carte) et sous la forme verbale d’un texte.
       Le traité n’écrit rien d’autre que l’événement discursif d’un pays. Il en livre le système et divulgue la taxinomie de ses éléments. Dès lors, le récit qu’il élabore pour atteindre le pays imaginaire d’Antangil n’a pas besoin d’aller jusqu’à sa réalité, laquelle évidemment est une fiction. Il s’arrête aux paroles de l’ambassadeur : Antangil est un discours puisque c’est une utopie, insituable autrement que par la fiction des mots et des images. Le récit de la dédicace est ainsi un récit de fondation, non directement, empiriquement du royaume d’Antangil mais du texte, c’est-à-dire finalement de ce royaume comme texte.
       La carte donne à l’existence d’Antangil une forme rationnelle. Car le royaume est moins une réalité géographique que géométrique et discursive : un rectangle la représente, ce rectangle est gravé sur le plan d’une feuille elle-même pliée en strates de petits rectangles à l’intérieur du volume d’un livre. Cette géométrisation, par implications rectangulaires, est complétée par le quadrillage qui, sur ses quatre côtés, cerne l’image et lui fournit comme à un tableau son cadre. Le graticule signale que la carte est le résultat d’une mesure, d’une échelle et qu’elle est régie par une composition. Le quadrillage ne couvre pas l’image mais les carreaux en bordure suggèrent que des lignes pourraient être tracées et intégralement géométriser la carte. Aussi l’image rappelle-t-elle qu’elle résulte d’une circonscription rigoureuse du monde, comme si elle avait apposé sur lui le voile d’intersection dont Alberti loue la vertu mimétique et régulatrice pour le peintre [24]. Antangil n’est donc pas seulement traduit dans le code de la carte ; par son agencement visuel, la carte donne l’impression que le royaume n’est que la version agrandie de son rectangle et qu’il faut imaginer la réalité de ce pays comme la projection de la carte sur le plan du monde.
       La toponymie de la table, qui nomme les signes cartographiques, crée un effet de réel ; elle confirme la visée de représentation de la carte. De la même manière, les chiffres qui symbolisent ces noms accentuent le sérieux de l’image et d’une certaine façon accréditent l’utopie. Leur rôle mathèsique surenchérit sur l’échelle graduée placée à gauche de la carte (fig. 6). Or presque toutes ces données sont fictives, même s’il existe bien un golfe d’Antangil (aujourd’hui Antongil) sur la côte de Madagascar. Les noms inventés, comme Frank Lestringant l’a fait remarquer, assemblent racines indiennes et amérindiennes « pour créer un univers linguistique mixte, une sorte d’utopie verbale, située à mi-chemin de l’Inde brahmanique et de l’Amérique péruvienne ou brésilienne » [25]. Plus qu’un effet de réel, la toponymie érudite, par son jeu littéraire, provoque un effet textuel et de là un effet d’utopie.
       Les chiffres gradués relèvent du même fonctionnement. Ils font d’abord croire à une déclinaison des degrés de latitude. Ainsi le trait qui vient barrer horizontalement la carte paraît indiquer le « Tropique de Capricorne » (1/29). Cependant plusieurs incohérences perturbent la rigueur du matériau scientifique. Seule la bordure gauche est graduée ; le damier blanc et noir n’est pas le même en abscisse et en ordonnée (tantôt noir/blanc, tantôt blanc/noir, tantôt noir/noir dans les angles). Surtout cette graduation est difficilement compréhensible. Partant de 50 en haut, elle augmente de 10 en 10 jusqu’à atteindre 90 puis passe à 10 pour de nouveau augmenter de 1 en 1 jusqu’à 30. On peut imaginer que la série 50-90 se lise 5-9 ou que la série 10-30 soit à convertir en 100-300. Mais cette mise en cohérence numérique n’explique pas nettement ce que ces nombres étalonnent ; tout au plus peut-on faire remarquer que le pays possède une longueur de 330 lieues et que la numérotation en suggère approximativement l’idée. Mais cette explication demeure, on le voit, très insatisfaisante.
       Une telle fantaisie n’est pas incompatible, bien au contraire, avec la particularité de la carte utopique et la nature de l’utopie en général. Dans les cartes du temps, les damiers ont souvent une fonction décorative, comme l’atteste parmi d’autres la carte de l’Amérique réalisée par Jean Boisseau en 1642 (fig. 7). Dans la carte d’Antangil, les paramètres empruntés au codage cartographique exhibent une scientificité qui étaye la fiction sans se substituer à elle : la fiction reste fiction ; elle fait contact avec la réalité pour valider son possible mais elle est incluse dans une alternative par rapport à elle. Aussi la numérotation provient-elle apparemment ici de la superposition de deux types de mesure : l’un tient compte de la situation géographique d’Antangil en termes de latitude (d’où la variation de 10 en 10), l’autre concerne la dimension de la carte elle-même, chaque rectangle du damier valant à peu près 1 centimètre (d’où la variation concurrente de 1 en 1). Ainsi les instruments de la représentativité cartographique, schématisant un univers réel mesurable, se confondent avec ce qui établit la carte dans sa dimension propre. L’image articule en un système de codage hybride procédure déictique, qui met à l’échelle un territoire existant et le désigne, et finalité autotélique renvoyant l’univers fictif inventé par la carte uniquement à lui-même.
       Le découpage cartographique est de fait artificiel : il ne correspond à aucune donnée physique ; il crée un lieu, tout à la fois construction d’espace et empreinte de discours. Les marges de l’image redoublent les frontières naturelles extrêmement protectrices du royaume : la « grand’mer des Indes » (2/29), « rude, tempétueuse et profonde » (4/31), borde la côte nord du pays ourlée d’écumes [26] ; les rangées saillantes de montagnes « habitées de gens fort barbares » et toujours enneigées frangent le sud (2/29) ; les zones forestières à l’est et les chaînes montagneuses de l’ouest complètent l’encadrement géophysique. Quant aux hachures, rythme graphique qui anime les figures naturelles, elles sont reprises et géométrisées sous la forme des carreaux blancs et noirs. Sur la carte, elles évoquent en petites colonnes souples l’ondoiement de la mer (fig. 8) ; inclinées, elles décrivent les déclivités des montagnes (fig. 9) ou, ramifiées, elles aident à styliser les arbres (fig. 10). Ce marquage compliqué de l’image par ses dessins est transféré et abstrait dans les lignes du rectangle, hyperforme qui gouverne l’ensemble de la structure rationalisée de la carte et lui impose son étalon.
       Les délimitations particulièrement insistantes dans la carte tracent un territoire arraché à l’accident, au hasard et à l’informe ; elles portent à l’œil un tableau. Le cadre met l’image et donc le pays en relief ; il en souligne la valeur et le caractère exceptionnel, digne de la représentation et même de la peinture à quoi la carte se trouve associée. Il autonomise le pays comme une œuvre et invite le regard à se concentrer sur lui en excluant toute extériorité. Antangil se donne donc comme un objet de contemplation et d’admiration : « Le monde est tout entier contenu, hors de quoi il n’y a rien à contempler » [27]. Le cadre sertit la pierre précieuse du royaume dont les accidents reportés sur l’image rappellent les facettes du diamant ou du rubis, comme le suggère la métaphore de l’épître. Il éclaire enfin le royaume comme un miroir dans lequel sont conviés à se voir les dédicataires hollandais du voyageur : la carte vaut un discours d’éloge en même temps qu’elle indique le beau résultat, stable et ordonné, d’un art de gouverner digne d’imitation.
       La découpe de la carte achève de faire exister le royaume topographiquement et topiquement. Car bien qu’Antangil ne soit pas une île, son auteur s’attache à en retrouver l’archétypie selon la source matricielle définitivement proposée par Thomas More. Voilà peut-être pourquoi – mais c’était aussi un usage d’époque – la carte est orientée à l’envers : l’image obtenue grâce à ce renversement, ouvrant la terre vers la mer par un golfe, est déjà inscrite dans la mémoire ; par intericonicité, comme il existe une intertextualité, elle se superpose à Utopia, telle que la figure le frontispice du livre de More (fig. 11), et elle signe de la sorte l’appartenance de l’ouvrage au genre de l’utopie. D’une carte à l’autre, l’utopie a perdu la rondeur ovalaire de l’île mais elle en a conservé l’isolement et la centralité. Du reste, Antangil n’ignore pas l’île puisque le golfe de Pachinquir qui perce son territoire accueille toute une flottille d’îles déclinées encore en lacs intérieurs (lacs de Bacico et de Namanga). La carte elle-même a extrait Antangil de l’entendue contextuelle de la Grande Jave, elle l’a transformé en une île mais une île géométrique, en retouchant ses contours ondoyants et en les incluant dans un cadre quadrillé. L’indéfinité mouvante de l’espace est contenue dans la fixité d’un lieu produit par la raison : plastiquement utopique, Antangil est une île rectangulaire.

 

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[24] Alberti, De pictura, Livre I, traduction de D. Sonnier, Paris, Allia, 2007, pp. 44-46.
[25] Fr. Lestringant, « Utopie et réforme », art. cit., p. 141.
[26] « Le Mer des Indes, comme nous avons desjà dit, sert de bornes et limites du costé de la ligne [...] » (4/31). On notera la répétition du sème de la clôture (dans le couple bornes-limites et même dans ligne) et la confusion, à travers le mot « ligne », du vocabulaire géographique et pictural.
[27] L. Marin, « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », dans De la représentation, Paris, Gallimard-Seuil, « Hautes études », 1994, p. 347.