Fig. 6. J. A. Fitzgerald, Fairies in A Bird’s Nest
Certains tableaux présentent un cadre tout à fait particulier. Dans Fairies in A Bird’s Nest [27] (fig. 6) de John Anster Fitzgerald (1860), toute une colonie de fées est rassemblée autour d’un nid. Mais les règles du cadre ne s’appliquent pas ici. Il ne semble plus y avoir de lisières entre la scène représentée et le tableau lui-même puisque le cadre fait partie intégrante de l’œuvre d’art : elle se ramifie en autant de branchages, à l’image des tiges et des brindilles omniprésentes dans l’œuvre. Ce prolongement de l’œuvre au-delà du cadre permet d’approfondir et de faire durer le mystère féerique. L’œuvre est en elle-même profondément mystérieuse. Ce principe du cadre ramifié est repris dans une autre œuvre de John Anster Fitzgerald, Titania and Bottom, A Scene from A Midsummer Night’s Dream (n.d) [28] (fig. 7). La scène représente Bottom allongé au sol en compagnie de plusieurs fées dans un buisson. Branchage et feuillage se prolongent bien au-delà de la toile de telle sorte que les limites entre les mondes féeriques et l’espace du spectateur se brouillent en l’absence de marge [29].
La magie de la marge
La marge dans le tableau de fées n’est donc pas un simple vide, elle apparaît comme lieu de cristallisation du mystère féerique. Dans les deux tableaux de
Robert Huskisson, The Misdummer Night’s Fairies [30] (1847) et Come Unto the Yellow Sands (n.d), la scène fort sombre est encadrée par un
deuxième cadre, avatar de proscenium à l’intérieur duquel on peut observer plusieurs personnages. The Midsummer Night’s Fairies
(fig. 8) représente une fée nue entourée de ses suivantes, surprise dans son sommeil par un chevalier en armure. Le caractère hautement érotique de la scène est souligné
par la présence de l’escargot [31] et l’ouverture des corolles. La posture alanguie des personnages et leur nudité rehaussent la sensualité qui
émane de cette œuvre. À l’époque, le nu féminin n’était pas officiellement autorisé par l’Académie. Mais les Victoriens savaient croire aux fées
selon leur convenance. Sous couvert de mythologie, bien des écarts étaient permis. Si les fées étaient des créatures mythiques aux mours dissolues, l’Académie pouvait fermer les
yeux car chacun sait que les fées n’existent pas. La marge ici n’est pas si blanche qu’on le croit. Les personnages sont à peine esquissés ; il faut les deviner, s’approcher
pour apercevoir un morceau de chair, le contour d’une forme. Le contraste entre les marges du tableau extrêmement lumineuses et la pénombre de la scène représentée souligne le
caractère sulfureux des activités qui s’y pratiquent. La marge est une mise en valeur, une mise en cadre de l’œuvre tout en étant la marque de l’inachevé d’un tableau en
devenir. Tout laisse à croire que les personnages vont être retravaillés, recolorés jusqu’à ce qu’ils prennent vie.
Enfin, le tableau de George Cruikshank, A Fantasy, The Fairy Ring [32] (c.1850) présente lui aussi une dynamique fructueuse entre la
toile et ses contours. Il s’agit d’une traditionnelle ronde de fées qui semble se dérouler autour d’un champignon sur lequel est juché un couple de monarques féeriques. Au-dessus du
cercle des danseurs, on peut apercevoir un croissant de lune à la pointe duquel se trouve une chauve-souris, surmontée d’un goblin. Il s’agit d’un petit format et il faut vraiment une
loupe pour comprendre le titre du tableau et distinguer chaque personnage minuscule. L’examen minutieux de l’œuvre révèle une hyperactivité dans les marges : de curieuses grotesques
semblent gribouillées à l’encre noire. On aperçoit un masque, une fée qui porte un petit singe sur les épaules, puis deux grenouilles, un oiseau et enfin une créature qui pourrait
être une taupe. De même que le mystère féerique semble se prolonger au-delà de la toile dans les ramifications du cadre, ici, cette danse apparemment anodine devient beaucoup plus fascinante
dès lors qu’on prend en compte les personnages qui habitent la lisière et semblent captivés par le déroulement de la ronde. La marge fonctionne comme une surface d’échange, comme
un lieu perméable qui permet de passer d’un monde à l’autre.
Que ce soit dans les contes ou dans les tableaux, les marges ou l’absence de marges ne sont donc pas anodines dans le domaine féerique. Elles doivent être envisagées dans un rapport de dépendance avec le texte principal, comme le souligne G. Genette au sujet du paratexte : « Le paratexte n’est qu’un auxiliaire, qu’un accessoire du texte. Et si le texte sans son paratexte est parfois comme un éléphant sans cornac, puissance infirme, le paratexte sans son texte est un cornac sans éléphant, parade inepte [33] ». Loin d’être un espace vacant, la marge féerique est une surface d’échange, riche et dynamique, qui permet de mettre en rapport le texte et l’image, à la manière des livres d’emblèmes. C’est un espace mobile : elle invite au cœur du texte, chansons et phénomènes typographiques habituellement en retrait. Elle est le lieu par excellence où les activités féeriques prennent vie et vigueur. Elle n’est pas non plus le lieu de l’évidement mais un lieu peuplé, saturé. Par ailleurs, elle se marginalise à l’infini, appelant toujours une autre marge ; de même le cadre du tableau féerique s’ouvre souvent sur un autre cadre. Finalement cette lisière féerique n’est en rien une frontière infranchissable. Bien au contraire, sa porosité en fait son dynamisme. Si l’œil est attiré au centre, il doit aussi se méfier des marges car c’est dans cet espace limitrophe que les véritables activités féeriques se jouent. Dans les marges, le tableau se lit comme un texte et le texte se regarde comme un tableau.