Le résultat est le même dans Contradiction : Oberon and Titania [19] (1854-8) de Richard Dadd. Le tableau de forme
ovale est à l’image de l’ouf de marbre sur la partie droite du tableau. La scène représente une procession féerique inspirée de A Midsummer Night’s Dream, mais les
personnages se fondent dans un décor féerique surchargé où chaque objet est le centre d’un microcosme merveilleux. Dans cette surface de taille réduite, le microscope est un outil
indispensable pour espérer voir apparaître toutes les fées du tableau. L’absence de marge suggère qu’il n’y a pas de distance entre l’œuvre et sa surface d’exposition et
tout laisse à penser que les fées risquent de s’en échapper. L’absence de marge fait donc partie de la dimension magique du sujet traité et relève d’un procédé
esthétique bien précis.
Pourtant le tableau de fées n’est pas une simple image ; il convoque tout un univers textuel fait de citations, d’allusions littéraires, d’illustrations
de pièces de théâtre, d’un poème ou d’un roman de telle sorte qu’il n’existe que dans une relation avec un au-delà du cadre, une explication en marge. La plupart des
tableaux de fées sont des illustrations de A Midsummer Night’s Dream ou de The Tempest. On pense aussi à Puck Fleeing before the Dawn [20]
de David Scott (1837) ou à Queen Mab’s Cave [21] de J. M. W. Turner (1846). D’autres œuvres sont accompagnées de poésie, comme
Cockcrow [22] de William Bell Scott (1856), qui est exposée et expliquée par un poème de Thomas Parnell intitulé « A Fairy
Tale ». Martin Meisel a montré que dans les années 1780, les tableaux du catalogue de la Royal Academy ne comportaient pratiquement aucune citation littéraire, alors que, vers 1845, plus
de quatre-vingts d’entre eux mentionnent un passage d’une œuvre littéraire célèbre [23].
La toile serait-elle faite de mots et de textes en marge ? Selon Michel Butor, qui s’interroge sur le foisonnement des légendes portées sur les tableaux, celles-ci
sont inséparables de l’écrit :
Toute notre expérience de la peinture comporte en fait une considérable partie verbale. Nous ne voyons jamais les tableaux seuls. De même, notre vision n’est jamais pure vision. Nous entendons parler des œuvres, nous lisons des critiques d’art, notre regard est tout entouré, tout préparé par un halo de commentaires graphiques [24].
La signification et la dimension esthétiques du tableau de fées n’existent que lorsque le spectateur a établi un lien entre le sujet peint délimité par le cadre et sa marge
littéraire, qu’il s’agisse du titre, d’un poème attaché au dos, d’un clin d’œil littéraire, voire une allusion à un autre tableau. Car le spectateur du tableau de
fées, plus que tout autre, est en quête d’indices.
Le peintre Richard Dadd nous en fournit justement plusieurs en faisant dialoguer le tableau et l’au-delà du tableau. La dynamique entre la périphérie et son centre
prend ici tout son sens. Après avoir tenté d’assassiner son père, il est interné dans un hôpital psychiatrique où il réalise plusieurs toiles féeriques dont The
Fairy Feller’s Master Stroke [25] (1855-1864) (fig. 5), œuvre inachevée. Un personnage, vu de dos, tient
une massue et se prépare à briser une noisette, sous les yeux médusés d’une foule de créatures féeriques dégénérées. Le tableau est également
situé sur un seuil : un premier seuil géologique (les personnages sont sur des strates), un second seuil temporel (le moment où le personnage principal va finir par briser la noisette), et pour
terminer, un seuil spatial (le premier plan du tableau entouré d’une grande marge blanche, marque de l’œuvre inachevée). Dans ce tableau saturé d’infimes détails mêlant une
variété de matières organiques et une communauté de fées de toutes tailles, l’œil est constamment sollicité, jusqu’à être dépassé par les
changements d’échelles successifs. La reine Mab, installée sur les longues moustaches du personnage central, ne peut se voir qu’à la loupe. Autour du bûcheron, chacun fonctionne comme un
détail autonome. Ici, toutes ces mystérieuses créatures ont un statut indépendant de l’action, mais la solution de l’énigme, la clef de leur identité et de leur
activité, se trouve en marge du tableau, dans un texte annexe.
La signification de l’œuvre se cache dans les débords, dans un poème que Richard Dadd a élaboré. Elimination of a Picture and Its Subjects
révèle, ne serait-ce que par son titre, le caractère scriptural du tableau. Il s’agit d’un texte hallucinatoire, complexe, réalisé pendant l’internement de Dadd, et qui,
à défaut de fournir des précisions sur le tableau, nous renseigne sur le dialogue entre le texte et l’image puisqu’il opère une délocalisation de l’espace pictural vers un
texte poétique. Faut-il comprendre « Elimination » comme un jeu de mots sur enluminure [26] ou, comme une tentative de raturer l’image ?
Etymologiquement, « éliminer » signifie « chasser hors du seuil » ; or tout se passe comme si Dadd tentait ici de repousser les limites de l’image à travers
chaque détail, obligeant le spectateur à poursuivre une lecture à la fois cursive et discursive, oscillant entre deux supports artistiques, de telle sorte que l’un finit par éliminer
l’autre et, inversement, pour former un tout. Le terme d’« élimination » qui semblait a priori suggérer une disqualification, voire une mise à mort, serait chez Richard
Dadd à interpréter comme une fusion entre deux domaines artistiques compatibles, rarement transposables.