Fig. 2. Dessin liminaire du chapitre II.
Charles Kingsley, The Water Babies
Fig. 3. La lettrine en W du chapitre II.
Charles Kingsley, The Water Babies
Au chapitre II, le dessin liminaire (fig. 2), censé représenter les éléments clefs du chapitre, envahit
toute la première page et le texte du conte est évincé par une chanson qui elle-même occulte l’image et la miniaturise, faute de place. La marge qui comprenait les éléments annexes
- chants, refrains, illustrations ou citations - se recentre dans le conte [8]. Le mot devient son, la marge se fait zone d’échange de lettres et de sons. Comme le rappelle
Laurence Kohn-Pireaux, la marge est une frange fertile de l’œuvre : « Lieu de tension (traduit par l’éclatement, la dislocation du texte), de doutes, les marges, sont, dans un même
mouvement, un lieu de fécondité [9] ».
Ici s’affiche la richesse de la marge. La multiplicité des jeux typographiques met en relief l’échange qui se tisse entre lisible et visible. Dans certains contes,
« toute page est un spectacle » [10]. La majuscule occupe un territoire ambigu qui est à la fois celui de la marge et celui du corps du texte. C’est
notamment le cas des lettrines en tête de chapitre, les initiales historiées, que l’illustrateur remplit et utilise comme un espace pictural à part entière. Cette technique se développe
essentiellement à partir de 1840, influencée par le style néogothique, l’intérêt pour l’art médiéval, la mode des alphabets illustrés pour enfants et des choix
typographiques aussi innovants qu’ambitieux, à l’image du graphisme du magazine satirique Punch ; les lettres grotesques du titre y sont dessinées par des illustrateurs de renom comme
Richard Doyle ou John Tenniel. Dans ce domaine, les artistes anglais s’inspirent de leurs voisins français, plus particulièrement de Grandville (1803-1847) ; sa fantaisie graphique s’exprime
pleinement dans les Fleurs animées (1850) où les héroïnes romantiques sont transformées en fleurs. Le travail de Grandville pousse la caricature dans le domaine de la typographie si
bien que dans les Petites misères de la vie humaine (1843), les majuscules composant le titre Joco Seria sont habitées, transformées par des personnages ou des objets dont les lettres
épousent la forme.
La relation texte-image dans le cadre de la lettrine pose différents problèmes. Quelle est la place de la lettre dans le déroulement du texte ? Le récit peut-il
être lu sans l’éclairage de la lettre et de son dessin ? La majuscule est un seuil, techniquement dans la marge, et fait le lien entre ce rien typographique et le plein du texte. Les premiers magazines
illustrés, comme The Penny Illustrated Magazine, The Graphic ou The Illustrated London News, ont contribué à instaurer un partenariat entre la ligne textuelle et la ligne
picturale, développant ainsi « une culture pictographique hiéroglyphique » comme le souligne Gerard Curtis [11]. Thackeray lui aussi utilise très
souvent la majuscule en tête de chapitre. L’image en marge fonctionne comme l’œil du texte, orientant la lecture, délivrant quelques indices. Elle appelle à un vagabondage entre le texte,
amputé de sa première lettre, et le dessin de la majuscule encore énigmatique, hiéroglyphique à ce stade du chapitre [12]. La lettre alphabétique
est entièrement insérée dans l’image, si bien que le lecteur doit la repérer pour compléter la phrase par la lettre manquante, mais également visualiser la lettre pour
préserver l’intégralité du dessin.
Ce phénomène d’échange alphabétique entre la lettre du premier mot du texte et l’illustration insérée dans la majuscule est très fréquente dans les contes victoriens, par exemple dans l’édition Macmillan des Water Babies datée de 1885, illustrée par Linley Sambourne. À la fin chapitre II, le W (fig. 3) de la première phrase oscille entre le texte et l’image, entre la marge et le corps du texte : elle structure l’illustration puisque sa typographie organique l’assimile à des racines qui permettent de diviser le dessin en deux parties distinctes, l’une représentant Tom dévalant la colline, l’autre son point d’arrivée à Vendale chez une vieille femme. Cependant ce A est indissociable du texte qui n’aurait aucun sens en son absence. Chaque système sémiotique dépend de l’autre, la lettre étant littéralement enracinée à la fois dans le dessin et dans le corps du texte.