Dans le cas de notre édition, l’ajout du Jugement de Pâris seul contribue fortement à la coloration moralisante de l’œuvre, comme le font sentir les premières lignes :
Ne dressons point des Autels à Venus, sa puissance releve de nos volontez. N’accusons point nostre foiblesse pour eslever ses trophées, elle ne remporte de victoire, que les forces de la raison ne luy puissent oster [13].
Sommaville hérite donc d’une structure du livre ovidien [14]. Il la respecte, et place en regard du poème d’Ovide une méditation qui est un appel appuyé à se bien conduire, en faisant fi des textes amoureux précédemment publiés avec les Métamorphoses. Ajoutons que lorsque Nicolas Renouard rédige son texte, le jugement de Pâris est également exploité comme grille de lecture de la Mythologie de Natale Conti. Jean de Montlyard puis Jean Baudoin font de ce mythe le principe organisateur de l’entreprise mythographique, de même que Renouard prolonge la traduction commentée des Métamorphoses par cette fable, comme pour proposer une relecture d’ensemble du poème, ou peut-être même du monde mythologique dans son entier. Le cadrage provient ici de la juxtaposition du texte antique et d’une réécriture supposée fidèle à son esprit. Le mythe de Pâris, en position liminaire ou conclusive, permet d’opérer une ressaisie morale du matériau fabuleux.
En ce qui concerne la série gravée, le bricolage est plus marqué encore. Sommaville produit 135 gravures différentes. Onze de ces images sont utilisées deux fois, soit à la suite, soit de manière éloignée dans le livre. Le parcours visuel du lecteur ne connaît pas moins de 146 stations dans cette galerie mythologique composite [15]. Les gravures, en effet, ont plusieurs provenances. Cent trente d’entre elles sont copiées d’après la série gravée par Antonio Tempestà, publiée à Anvers par Peter de Jode en 1606 – celle-ci comportait 150 eaux-fortes. Cette même série avait déjà été copiée dans l’imposante édition des Métamorphoses donnée en 1619 par la veuve L’Angelier [16]. Mais c’est une autre série dérivée de Tempestà que Sommaville s’est procurée. Il réemploie les gravures éditées à Paris par Balthazar Moncornet entre 1626 et 1631, une série jusqu’alors restée inconnue des études sur la réception d’Ovide [17]. Nous reviendrons plus loin sur ses caractéristiques. Parmi les cinq planches restantes, celles qui montrent les filles de Minée (p. 140 et 163, fig. 2), la métamorphose de Cadmus et Hermione (p. 175, fig. 3) et Lycaon (p. 17, fig. 4) sont signées DF. Une autre, sans signature, est de facture très proche (Pygmalion, p. 438, fig. 5). La dernière, illustrant l’histoire de Myscélos (p. 655), est reprise de l’édition élaborée chez Matthieu Guillemot (1606), également publiée par la veuve L’Angelier (1617) : elle représente l’ensemble des fables du Livre XV réparties dans la perspective (fig. 6) [18].
Visiblement, Sommaville a eu bien du mal à constituer cette suite gravée, et le livre porte la trace d’efforts contrariés. Les gravures signées DF et celles de même style débordent de l’espace prévu pour les images lors de l’impression typographique (on sait que les livres illustrés étaient imprimés en deux temps, la presse pour les figures n’étant pas la même que la presse typographique). Le choix de ces planches a donc été fait tardivement. La série Montcornet achetée par Sommaville devait être incomplète [19]. Le libraire n’en a pas moins choisi de calibrer l’illustration du livre sur ces planches : il pensait peut-être faire regraver les figures qui lui manquaient. Pour une raison qui nous échappe, le projet n’a pas été mené à bien et Sommaville a comblé comme il a pu les vides laissés dans son édition.
Pourquoi le libraire a-t-il jeté son dévolu sur cette série ? On soulignera d’abord que ce choix va pleinement dans le sens de l’actualisation et du recyclage signalés par Marie-Claire Chatelain comme les deux opérations présidant à l’élaboration de cette édition « nouvelle ». Sommaville cherche visiblement à entrer en compétition avec la luxueuse édition de 1619. Il ne se contente pas pour cela de rééditer Le Jugement de Pâris, mais illustre le poème d’Ovide à partir de la même matrice figurée, l’œuvre d’Antonio Tempestà. Qui plus est, les gravures Montcornet accusent encore la lecture morale de cette série suivant une visée (lourdement) édifiante. Celle-ci se manifeste dans les quatrains ecphrastiques placés sous les gravures, qui articulent des exhortations à la conversion et la représentation des dieux païens de manière étonnante à cette date.
La visée qui sous-tend son ouvrage amena-t-elle Sommaville à choisir la série gravée qu’il réemploie ou celle-ci s’est-elle trouvée opportunément sur le marché ? Quoi qu’il en soit, l’effet produit par le rassemblement dans le livre de ses différentes composantes va dans le sens de la lecture morale.
Le livre comme dispositif encadrant : séquençage, mise en page et intitulation
Trois éléments concourent plus particulièrement à faire du livre un dispositif d’encadrement visuel et intellectuel de la lecture : le séquençage du poème ovidien, la mise en page et le choix des titres qui accompagnent le poème et le commentaire.
Le découpage de la matière ovidienne opère en effet comme un cadrage du texte, au sens photographique d’abord. Il crée également un cadrage au sens intellectuel. Comme le signale Thierry Lenain dans le présent numéro, l’idée de cadre photographique mobilise le paradigme d’une fenêtre mobile : son arrêt en un point donné détermine l’inscription d’un contenu dans le champ de l’attention. Dans le même geste, l’opération de cadrage assigne un statut au texte et détermine les modes de son intelligibilité. De fait, ainsi découpé en fables (ces extraits promus par là au statut d’unités signifiantes), le carmen perpetuum d’Ovide est défini comme un répertoire mythographique, un trésor où puiser des exempla, un recueil de narrations courtes et mémorables. Décider du rythme de la lecture revient aussi à définir des fragments textuels devenus le support d’une activité mnémonique et herméneutique qui s’effectue à l’échelle choisie. Il y a dans ce découpage quelque chose de très étranger à ce que nous définissons comme le geste interprétatif lorsque nous entendons par là saisir une totalité et déduire le sens de l’œuvre des structures qui la sous-tendent à l’échelle globale. Le découpage du texte recouvre ainsi une série d’opérations intellectuelles fortes.
[13] Métamorphoses 1660, p. 701.
[14] L’édition de Jean II de Tournes, Lyon, 1597 donne la description du Chaos par Du Bartas avant le poème d’Ovide.
[15] Voir en annexe la liste des gravures.
[16] Sur cette édition, C. Bohnert, « Ovide réillustré… », art. cit. R. Crescenzo, Peintures d’instruction. La postérité littéraire des Images de Philostrate en France de Blaise de Vigenère à l’époque classique, Genève, Droz, 1999, p. 197 signale que cette édition a servi de modèle pour l’édition de Philostrate « et les œuvres de fiction moralisante de Richeome, Le Moyne et Marolles » (M.-Cl. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant, Op. cit., p. 158, n. 211).
[17] Metamorphoseon sive transformationum Ovidianarum libri. Ces changements de toutes choses, ces estranges metamorphoses cachent mille moralitez : l’art ne fait en ce point quimiter la nature, et tous ceuz qui de pres verront cette peinture verront aussi de près touttes les veritez. Dedie à Monsieur Christoffel Swager. Antonio Tempesta inventor, Paris, Balthazar Montcornet, rue des Gobelins, s.d. (Bibliothèque mazarine : A10856-1 et A10855 ; Bibliotheca nacional de España : R/25394). Henkel n’en fait pas mention dans son étude de référence (M. D. Henkel, « Illustrierte Ausgaben von Ovids Metamorphosen im XV., XVI und XVII. Jahrhundert », Vorträge der Bibliothek Warburg, n° 6, 1930, pp. 58-144 – sur Tempestà, pp. 100-104), pas plus que les sites Ovid Illustrated (en ligne. Consulté le 3 juillet 2023) et Ovidian Digital Libray (en ligne. Consulté le 3 juillet 2023), par ailleurs extrêmement riches. L’existence de cet album est mentionnée par Eckhard Leuschner, Antonio Tempesta: ein Bahnbrecher des römischen Barock und seine europäische Wirkung, Petersberg, Allemagne, Michael Imhof, 2005, p. 457, n. 77. La date d’édition peut-être située entre 1624 et 1631, période à laquelle l’officine de Montcornet se trouvait rue des Gobelins. Sur Moncornet, voir M. Grivel, Le Commerce de l’estampe à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1986, pp. 359-360 ; M. Préaud, et al., Dictionnaire des éditeurs d’estampes à Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Promodis-Ed. du Cercle de la librairie, 1987, pp. 243-245 ; Ph. Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens, libraires et fondeurs de caractères en exercice à Paris au XVIIe siècle, Nogent-le-Roi, J. Laget, 1995, p. 315.
[18] L’emploi de cette gravure a dû être anticipé par Sommaville : si l’impression déborde très légèrement sur le texte, la place laissée à l’image n’en est pas moins adaptée au format vertical de la gravure.
[19] C’est de fait le cas des deux exemplaires conservés à la Mazarine.