Les dispositifs d’encadrement de
la lecture dans les Métamorphoses
éditées par Antoine de Sommaville (1660)

- Céline Bohnert
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Résumé

L’édition illustrée des Métamorphoses publiée en 1660 chez Antoine de Sommaville met en place un système singulier d’encadrement de la lecture. Les moyens mis au service du recadrage moral du texte tirent profit des gravures de trois manières. Le façonnage de la matière ovidienne opère d’abord dans la mise en livre par le dispositif de la page et le séquençage du texte. A un deuxième niveau, le contenu même des images, conçues pourtant dans un tout autre contexte, est pris dans l’intention d’ensemble. Enfin l’accompagnement des planches par des quatrains à coloration fortement christianisante crée un espace inédit au pied des figures : les gravures sont lues par un autre texte que celui d’Ovide avant d’être mises en relation avec celui-ci.

Mots-clés : Ovide, métamorphoses, livre illustré, Antonio Tempestà, Antoine de Sommaville

 

Abstract

The illustrated edition of the Metamorphoses published in 1660 by Antoine de Sommaville sets up a singular system for framing the reading. The means used to morally reframe the text take advantage of the engravings in three ways. The shaping of the Ovidian material operates firstly in the layout of the book through the device of the page and the sequencing of the text. On a second level, the content of the images themselves, although conceived in a completely different context, is taken into account in the overall intention. Finally, the accompaniment of the plates by quatrains with a strongly Christianising colouring creates a new space at the foot of the figures: the engravings are read by a text other than Ovid's before being placed in relation to it.

Keywords: Ovid, metamorphoses, book illustration, Antonio Tempestà, Antoine de Sommaville

 


 

Les Métamorphoses d’Ovide offrent à la lecture moralisante des anciennes fables, prédominante jusqu’au début du XVIIIe siècle, une résistance particulière, en même temps qu’elles constituent un matériau de choix. Certes, d’un côté le poème ovidien est édité, commenté, illustré et ainsi donné à lire à la Renaissance comme une « Bible des poètes » ou un « Grand Olympe ». Mais, s’il n’est plus « moralisé » comme au Moyen Age – c’est-à-dire transposé allégoriquement suivant la grille des sensus dérivés de l’herméneutique biblique –, le texte est néanmoins « expliqué ». Ce terme, retenu par Josse Bade lorsqu’il réordonne les allégorisations médiévales de Pierre Bersuire, sera adopté par les commentateurs et les éditeurs tout au long du XVIIe siècle [1]. On cherche alors à saisir dans les Métamorphoses une série de cas exemplaires, offerts à la méditation morale et supposés capables d’édifier le lecteur, parfois en l’horrifiant. Pourtant, l’érotisme et l’immoralité bien connus du texte sont toujours susceptibles de faire échouer le projet d’une lecture instructive. La tension analysée par Julie Boch entre appréhension esthétique et approche religieuse du legs païen connaît une intensité particulière lorsqu’il s’agit du poème ovidien [2]. Inhérente à la tradition ovidienne depuis l’Antiquité, celle-ci se marque jusque dans les formes matérielles données au texte durant la première modernité. C’est ce qu’illustre l’édition traduite et commentée de Pierre Du Ryer publiée à Paris chez Antoine de Sommaville en 1660 [3]. S’y manifeste plus qu’ailleurs un désir de maîtriser la lecture et d’orienter vers une approche édifiante de la mythologie.

L’édition, rehaussée de ses figures, est donnée pour « nouvelle » : son titre la désigne comme Les Métamorphoses d’Ovide. Divisées en XV. Livres. Avec de nouvelles Explications Historiques, Morales & Politiques sur toutes les Fables, chacune selon son sujet. Enrichie de figures. Et nouvellement traduite par Pierre Du Ryer de l’Académie française [4]. Faut-il prendre l’adjectif au pied de la lettre ? Marie-Claire Chatelain invite à nuancer le terme. Plutôt que de renouvellement, il s’agit selon elle d’actualisation :

 

L’examen de la version de Du Ryer révèle cependant à bien des endroits qu’il reprend pour base de sa propre traduction celle de Renouard, qu’il resserre en retranchant des développements trop amples et dont il remplace le vocabulaire vieilli. Pas plus que les explications, la traduction de Du Ryer ne renouvelle vraiment l’édition de Renouard, mais elle en offre une version plus actuelle, dans un état de langue plus moderne. C’est probablement cette forme actuelle donnée à une matière dont la tradition a prévalu fort longtemps sans conteste qui permet à l’édition de Du Ryer de supplanter celle de Renouard, et qui explique son constant succès dans la seconde moitié du siècle [5].

 

Nous montrerons que la même logique de recyclage préside à l’illustration du livre [6].

L’ouvrage de 1660 n’en reste pas moins singulier. Dans la tradition des Métamorphoses françaises du XVIIe siècle, cette édition est celle qui fait le plus nettement le pari d’une appréhension morale de la matière ovidienne. Cette démarche détonne par rapport à une approche joueuse de l’auteur classique. L’Ovide ludique, à côté de l’Ovide scolaire, de l’Ovide des philologues, du poète amoureux et du savant mythographe, avait fait son apparition au moment où la veine burlesque colorait d’une fantaisie bouffonne les grandes œuvres antiques. Peut-être Sommaville prend-il le contrepied de ce choix, celui de d’Assoucy dans l’Ovide en belle humeur (1653) par exemple [7]. Les Métamorphoses sont par nature un objet polymorphe, et le mitan du siècle est peut-être le moment où l’ovidianisme prend ses apparences les plus variées, les textes placés sous le nom du poète répondant à des visées et à des publics hétérogènes. Celui qui nous intéresse pour l’édition de 1660 est celui des honnêtes gens – le public que vise aussi l’Ovide bouffon, mais en donnant au poète de Sulmone un tout autre visage. C’est pourquoi l’édition doit équilibrer des exigences multiples. Le livre plaira si sa forme matérielle est à la hauteur des réalisations du premier XVIIe siècle, celles de l’officine L’Angelier en particulier [8] ; si le texte est suffisamment bon sans pour autant que le travail philologique qui l’a façonné ne fasse l’objet d’une explicitation particulière – l’argument d’autorité suffit ; si la traduction est plaisante, fluide et facile, si elle charme en donnant une impression de proximité avec un auteur de jadis devenu un familier des salons ; et si le texte, enfin, est accompagné d’un commentaire agréable, qui donne à la lecture une forme de gravité sans pesanteur et l’enrichit de remarques curieuses. En somme, si elle met à portée des lecteurs le trésor de savoirs, de petits faits et de grands desseins que l’on aime à débusquer dans ce répertoire mythologique. Il s’agit d’offrir aux « cercles aristocratiques, nourris de culture classique savante mais amateurs de divertissements souriants et galants » [9] un Ovide à la fois récréatif et sérieux, une alliance moins facile à réaliser qu’il n’y paraît. Le choix de Sommaville est visiblement d’accentuer le second aspect : le plaisir offert par l’édition est d’abord un plaisir moral, celui des bonnes lettres, et son Ovide est un Ovide civil, paré d’une familière étrangeté : il est avant tout respectable et bon chrétien.

 

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[1] Metamorphosis ovidiana, moraliter a magistro Thomas Walleys explanata, Paris, Josse Bade, 1509.
[2] J. Boch, Les Dieux désenchantés. La fable dans la pensée française de Huet à Voltaire (1680-1760), Paris, Champion, 2002.
[3] La première édition de cette traduction est parue chez Sommaville sous le titre un peu différent, Les Métamorphoses d’Ovide traduites en françois par Pierre du Ryer. Voir M.-Cl. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant, Paris, Champion, 2008, p. 720.
[4] Nous soulignons. Ci-dessous Métamorphoses, 1660.
[5] M.-Cl. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant, Op. cit., p. 172.
[6] Le présent article complète les analyses fournies sur cette édition dans C. Bohnert, « Ovide réillustré. Migrations et avatars du cycle gravé par Antonio Tempestà dans deux Métamorphoses françaises du XVIIe siècle », Littératures classiques, n° 108 (2), pp. 31-50.
[7] La réécriture d’Ovide à la burlesque se prolongera au-delà de la veine du même nom et trouvera dans Les Métamorphoses en rondeaux de Benserade (1676) une nouvelle actualisation, plus adapté aux raffinements de cour.
[8] Sur le goût de la clientèle élégante en matière de livres, voir J.-M. Chatelain, La Bibliothèque de l’honnête homme : livres, lecture et collections en France à l'âge classique, Paris, BnF, 2003, et, pour le cas particulier d’un prince lettré, A. Schoenecker, « La "bibliothèque antique" de Gaston d’Orléans : un art moderne de cultiver l’Antiquité », Bulletin du CRCV, « Gaston d’Orléans et l’Antiquité », sous la direction de C. Bohnert et V. Wampfler, 2021 (en ligne. Consulté le 2 juillet 2023).
[9] A. Schoenecker, « La "bibliothèque antique" de Gaston d’Orléans », art. cit., § 29.