La dimension érotique de ces scènes de nudité  surprise semble plus présente dans le Roman de la Violette de Gerbert de  Montreuil et le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart  (ca 1210). Dans le Roman de la Violette, le comte de Nevers, Gérard,  s’est imprudemment vanté de la fidélité de sa dame Euriaut : le comte de  Forez Lisiart relève la gageure de séduire Euriaut et de prouver à Gérard  qu’elle le trompe. En vain : Euriaut le repousse. A l’invitation de Gondrée,  la servante d’Euriaut, Lisart surprend Euriaut au bain à travers le trou d’une  cloison et aperçoit sur le sein de la dame une « semblance », le  dessin d’une violette. Dans l’extrait ci-dessous, c’est Gondrée qui  regarde :
    
   A  lués mis son oel au pertruis ;
Sa  damoisiele esgarde el baing,
E  tantost a coisi le saing,
E  voit sor sa destre mamiele
Une  vïolette nouviele
Inde  paroir sor la car blanke. 
La vielle vit cele  samblanche (v. 636-642) [30] 
    
   Lisiart à son tour regarde par le trou et voit  l’« enseigne », le signe. Lisiart va utiliser la connaissance de  cette marque intime pour déshonorer Euriaut auprès de son ami Gérard de Nevers,  en présence du roi : scène de type judiciaire, qui s’apparente à une  procédure accusatoire. Gérard, furieux, croit qu’Euriaut s’est donnée à Lisiart,  et va dans un premier mouvement vouloir tuer son amante avant de se raviser.  Même chose dans la version en prose du texte, datée du XVe siècle :  Gondrée puis Lisiart découvrent la marque d’Euriaut à travers le trou de  cloison, scène représentée par la miniature (fig. 1).
    
   […] la vielle, raemplye de couroux et  d’amertume, issy de la chambre pourvewe d’une tarelle dont hastivement a ung  coing fist ung pertuis affin que a son aise elle peuist veoir sa damoiselle  baignier. Quant elle vey le pertuis fait, clerement vey sa damoiselle sy choisy  que sur sa destre mamelle avoit une enseigne moult gente et samblant d’une  vyolette apparant estre inde sur sa char blanche. La vielle, veans celle  enseigne, ne s’en pot assés esmerveillier. (…) Alors Liziars sans plus arester  se leva du lit et se mist a chemin avec la vielle, tant qu’ilz vindrent au  pertuis que la desloyale vielle avoit fait. Il s’acosta auprés et y boutta son  oel sy regarda la damoiselle, sy percheu et advisa l’enseigne que sur sa destre  mamelle estoit assise. Bien euist volu a celle estre plus prés, mais  aultre chose ne pooit avoir ; sy lui souffist atant [31].
    
   On notera au passage que c’est la vieille  Gondrée qui fore « ung pertuis » à l’aide d’une tarière (tarelle).  S’ensuit l’accusation prononcée par Lisiart devant la cour et le roi :
    
   Sire, bien me puis vanter que de l’amye de  Gerart l’effant ay fait toute ma volenté, a telz enseignez que sur sa destre  mamelle est assise une moult belle vyolette, ainsy come elle meismes le me  dist quant avec elle couchay nu a nu ; et avec ce me raconta  que entre luy et Gerart son amy avoient fait certainez devises que, se chose  estoit que aulcun, son prochain cousin ou estrange, se pooit vanter d’avoir veu  les enseignes, que certainement creroit ses amours estre fausees et de s’amye  avoir sa volenté faitte. Nulz fors eux deux ne le pooit savoir se cely non quy  l’enseigne aroit vewe. Sire, dist Liziars, ainsy come je vous dy est la chose  advenue ; vrayes enseignes vous ay dittes [32]. 
    
   Une scène aux enjeux comparables se trouve au  cœur du Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, de Jean Renart, écrit  à peu près à la même période. On y retrouve la distribution des rôles du Roman  de la Violette : un sénéchal tente de déshonorer Liénor auprès de son  ami Guillaume de Dole, en révélant à la cour l’existence d’une marque intime,  en forme de rose, qu’elle a sur la cuisse. Le rôle de Lisiart est y assumé par  le sénéchal félon. Les choses sont néanmoins assez différentes : le  sénéchal n’a pas vu la marque par un trou de cloison, c’est la propre  mère de Liénor qui, par naïveté, lui en a appris l’existence :
    
   Se (la mère)  li a conté tot l’afaire
de la rose desor  la cuisse :
« Jamais nuls  homs qui parler puisse
ne verra si fete  mervelle
come de la rose  vermelle
desor la cuisse  blanche et tendre.
Il n’est  mervelle ne soit mendre
a oïr, ce n’est nule  doute [33]
    
   La révélation indue de la marque (la rose) sur  la cuisse de Liénor par sa propre mère au sénéchal félon s’image comme une  vision dérobée, alors qu’en réalité elle n’est qu’une merveille à oïr.  La vision d’ailleurs est objectivée par la rime topique merveille / vermeille,  sa description présente l’objectivité d’un topos [34].
    Le sénéchal n’est pas à proprement parler ici ce  que l’on peut appeler un voyeur : il agit en losengier et  faire servir sa fausse preuve à sa médisance et son accusation calomnieuse. Cet  épisode éclaire d’un jour nouveau la scène comparable du Roman de la  Violette. Il semblerait que du Roman de la Rose au Roman de la  Violette, on passe d’une indiscrétion du langage à une révélation par le  regard. Pourtant, les choses ne sont pas aussi clairement établies dans le Roman de la Violette : si dans le récit le délateur Lisiart a bien  vu le détail de la violette sur le sein, il affirme pourtant que l’existence  lui en a été révélée oralement par la belle elle-même « come elle  meismes le me dist quant avec elle couchay nu a nu » [35] . Le voir passe tout entier dans le dire sur la  scène judiciaire de l’accusation.
   Alors, Mélusine, Euriaut, Liénor surprises dans  leur nudité renvoient-elles bien au modèle de la scène de voyeurisme ? L’hypothèse  du voyeurisme fait fond sur plusieurs arguments :   
   
     - un dispositif de captation visuelle,  en tout cas pour le Roman de la Violette et Le Roman de Mélusine ;  à la différence de la fenêtre, le pertuis concentre la vision sur un détail :  le nombril de Mélusine ou la violette d’Euriaut suppose l’acuité de la  vue de celui qui le regarde ; 
- une effraction du regard, effraction accusée par le percement du mur ;
- une  implication symbolique de ce forage, lieu commun de la pénétration  sexuelle ; 
- la saisie par un regard  masculin (Lisiart, Raymondin) du mystère féminin, à la faveur d’un déplacement  métaphorique (la fleur renverrait aux « menstrues ») ou d’un double  déplacement métaphorique-métonymique (la violette  serait une dérivation de la « rose » vaginale, cueillie par l’amant  du roman de Guillaume de Lorris).
Pour autant, et même si l’on perçoit dans le  texte le plus tardif, la version en prose du Roman de la Violette, une  certaine impatience du regard propre au voyeur, rien n’est moins  sûr : le dispositif optique, quand il existe (chez Béroul, Gerbert de  Montreuil, Jean d’Arras et Coudrette) ne se confond pas avec un dispositif  libidinal ; il s’articule en revanche à un dispositif judiciaire où la  chose vue a statut d’enseigne, c’est-à-dire non seulement de signe mais aussi de preuve du délit. Le sens habituel du terme (signe,  trace, marque de reconnaissance) se spécifie d’ailleurs dans le domaine  judiciaire, comme « indice matériel ou fait rapporté par les témoins ayant  valeur de preuve » (DMF). Le terme « voyeur » existe au Moyen  Age dans un sens différent du celui qu’il a pris au XIXe siècle. Le  voyeur est un « témoin, entendu lors de la vue », la vue étant  à prendre au sens technique, lui aussi judiciaire : la vue est « le  fait de montrer pour examen, sur décision d’une autorité de justice, l’objet du  litige, du procès ; plus particulièrement, en Normandie, la vue désigne  « l’instruction, l’interrogatoire, l’enquête sur place par témoins »  (DMF). Godoïne ou Lisiart dans nos textes sont voyeurs en cela qu’ils utilisent  la connaissance de l’enseigne, preuve infamante, dans un procès à charge.  Le sénéchal de Guillaume de Dole est donc à ce titre tout aussi  « voyeur » que Lisiart, même s’il n’a jamais vu la rose dont  la mère de Liénor par indiscrétion lui a appris l’existence…
   Le voyeurisme, en tant que perversion du regard,  présuppose un dispositif optique et libidinal qui ne s’inscrit pas dans le  régime de visibilité médiéval. Tout d’abord parce que, jusqu’au XIIIe  siècle au moins, le rapport de ce qui est vu à l’instance qui le voit ne  s’effectue pas sur le mode de l’effraction d’un écran mais sur celui de la juxtaposition des pans, comme nous le montrent l’enluminure et la  syntaxe de l’action narrative. Ensuite parce que ce qui est en jeu dans ces  scènes relève moins de la satisfaction sexuelle que d’un dispositif judiciaire où  l’objet vu a statut de preuve et le voyeur, au sens médiéval, celui de témoin à  charge. Si jouissance visuelle il y a, elle se déplace en jouissance de  dénoncer et de nuire. La miniature représentant David et Bethsabée commentée  ci-dessus est l’image-paradigme du voyeurisme médiéval, voyeurisme dont la  figure n’est pas David mais le messager : « voyeur », au  sens de témoin, qui désigne (ou dénonce) à autrui, en se retournant vers lui,  l’existence et le nom de la beauté surprise qu’il pointe du doigt à son  intention (fig. 5).
    
    
    
 
      [30] Le  Roman de la Violette, éd.  D. L. Buffum, Paris, Champion, v. 636-641.
[31] Gérard  de Nevers, Mise  en prose du Roman de la Violette de Gerbert de Montreuil, éd. M. Marchal,  Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2013.
[32] Ibid., pp. 134-135.
[33] Jean  Renart, Le Roman de la Rose ou Guillaume de Dole, éd. F. Lecoy,  Paris, Champion classiques, 2008, v. 3360-68.
[34] On remarque  le même phénomène dans la description de Mélusine chez Coudrette, avec la  comparaison topique de la blancheur de la chair à la neige sur la branche, v. 3055-75.
[35] Ed.  cit., pp. 134-135.