Dans cette longue chaine thématique, les scènes médiévales ne feraient que perpétuer la mise en scène d’un voyeurisme défini (c’est le sens des dictionnaires) comme « activité de se repaitre, sans être vu, du spectacle de la nudité, d’une scène intime ou érotique » (définition du Petit Robert). A vrai dire, rien n’est moins sûr. A preuve, le retraitement par un peintre du XIXe siècle, Julius Hübner, de la scène de Mélusine surprise au bain, qui éclaire a posteriori d’un jour nouveau la miniature médiévale (fig. 4). On y retrouve grosso modo une même configuration de l’espace et une même vectorisation de l’action, de la gauche vers la droite sur un plan parallèle au plan de la représentation, à se demander si Hübner n’a pas eu la miniature ou une de ses copies sous les yeux. Mais le détournement du regard de Raymondin dans la scène médiévale le cède ici à une concentration des facultés visuelles et à une mobilisation du corps de Raymondin tout entier tendu et rassemblé dans l’action scopique, depuis l’escalier dévalé sur la gauche – le buste penché, la main en visière cadrant l’œilleton. Le clair-obscur modèle les corps, le jour finissant verse une lumière dorée sur les seins et les hanches de Mélusine. La queue de serpent, arborée avec l’ostentation du blason dans la miniature médiévale [7], ici dissimulée dans l’eau, apparait comme un prolongement ornemental de la fontaine. Ce que le voile blanc dérobe au regard, et qui se devine dans l’effet ombré travaillé par le peintre, est manifestement tout autre chose. La ressemblance structurelle des images accuse ainsi des différences profondes, d’un régime de visibilité à l’autre, qui concernent l’articulation du regard au désir (sexuel), articulation qui fonde le voyeurisme.
La notion même de voyeurisme est-elle recevable dans le régime de visibilité propre au Moyen Age, régime de visibilité à entendre comme « construction sociale du visible », comme le rappelle Philippe Ortel dans un de ses articles sur les dispositifs [8] ? Autrement dit, le voyeurisme est-il un invariant anthropologique ou doit-on l’historiciser ? N’est-il pas déterminé par des facteurs aussi prégnants que le statut qu’une société accorde à la nudité, le partage des espaces qu’elle opère entre le public, le privé et l’intime, les dispositifs techniques de visualisation et de visibilisation qui lui sont propres, et la médiation de ses représentations (récits et images) ?
Le terme de voyeurisme, comme le rappelle Laurence Perrigault, n’existe pas à l’époque médiévale (ou dans un sens très spécifique sur lequel je m’interrogerai ensuite). Le « voyeur » fait son entrée tardive dans les dictionnaires au XVIIIe siècle (c’est un synonyme de badaud : « personne qui assiste à quelque chose par curiosité »), et il faut attendre le XIXe siècle pour qu’apparaisse la composante érotique. En psychanalyse, le voyeurisme se range parmi les perversions sexuelles, ou paraphilies. D’après la notice du Dictionnaire de Psychiatrie [9], « chez certains voyeurs, le plaisir est seulement obtenu par le regard, qui reste pour eux la seule activité sexuelle. D’autres vont atteindre l’orgasme en se masturbant pendant qu’ils épient » [10]. Le voyeurisme présuppose en effet un dispositif visuel qui est aussi dispositif libidinal (Freud parlait de Schaulust, de « pulsion du voir »). Dans le voyeurisme, le regard fait effraction à travers un écran : l’objet est saisi et réifié par le sujet-voyeur pour sa seule jouissance. Le Dictionnaire de Psychanalyse définit le voyeurisme comme perversion, à la suite des Trois Essais sur la sexualité de Freud : « au lieu de laisser l’évolution pulsionnelle du regard se déployer dans toutes les directions possibles, le voyeur rabat le sexuel et le visuel du sexe sur une mise en scène visuelle stéréotypée. (…) le sexuel est corseté dans un dispositif fantasmatique rigide » ; le sexe est « mis au service de la violence pulsionnelle » plutôt qu’« au service du sexuel » [11]. S’agit-il bien de cela dans nos textes médiévaux ? Peut-on parler de dispositif optique de construction du visible, et ce dispositif se rabat-il sur un dispositif libidinal ?
La critique des dispositifs a vocation, selon Philippe Ortel, à « repérer les schèmes figuratifs qui structurent les univers fictionnels » [12] (pp. 55-56). La fenêtre constitue un de ces schèmes. Elle est un opérateur de visibilité fréquent dans les textes narratifs médiévaux, épiques et romanesques. Nombreuses en sont les occurrences dans le corpus épique. Jean Rychner l’énumère parmi les motifs les plus courants des chansons de geste, tout en précisant qu’il est « relativement peu » « stéréotypé » [13]. Le Charroi de Nîmes, chanson du Cycle de Guillaume d’Orange, offre une actualisation remarquable de ce panorama épique. En l’absence de l’hôte « recréant » qui a accueilli Guillaume, son épouse vient trouver celui-ci et l’entraîne dans une chambre haute. Elle tombe à ses pieds, le supplie de regarder par la fenêtre le panorama montrant les terres dévastées par les Sarrasins :
Merci, Guillelmes, nobile chevalier !
De ceste terre quar vos preigne pitié,
Por amor Deu qui en croiz fu drecié ! (…)
Par la fenestre me fist mettre mon chief ;
Tote la terre vi plaine d’aversier,
Viles ardoir et violer mostiers,
Chapeles fondre et trebuchier clochiers,
Mameles tortre a cortoise moilliers,
Que en mon cuer m’en prist molt grant pitié,
Molt tendrement plorai des elz del chief.
La plevi ge le glorïeus del ciel
Et a saint Gile, dont venoie proier,
Qu’en cele terre lors iroie aïdier
A tant de gent con porrai justisier. (Charroi de Nîmes v. 566-79 [14]).
Ce panorama actualise les trois niveaux d’agencements qui caractérisent le dispositif selon Ortel [15] :
- un niveau technique : le cadre de la fenêtre, qui articule un dedans et un dehors [16], et opère une configuration spatiale de la fiction ;
- un niveau pragmatique qui régit les relations entre actants : le dispositif est opérateur de subjectivation, il fonde ici Guillaume comme sujet de la perception, à l’invitation de la dame ;
- un niveau symbolique : la fenêtre est ici dispositif de révélation : révélation en l’occurrence du chaos de la guerre qui dévaste la terre du chevalier ; Guillaume devant ce spectacle est en proie au pathos, mais ce pathos est dépassé par la vocation d’aller combattre au nom des valeurs de justice et de foi.
L’ordre de la description, on l’aura remarqué, est globalement graduel : terres, villes, chapelles, et enfin mamelles. Mais l’ordre descriptif est purement paratactique et énumératif ; il ne dit pas l’ajustement d’un regard (celui de Guillaume) qui se ferait de plus en plus détaillé et précis, il gouverne une gradation pathétique. Si la fenêtre est opérateur de subjectivation (elle articule un objet à un sujet qui le voit) elle ne détermine pas pour autant un « point de vue » particulier (ce que la narratologie nomme « focalisation interne »). Le spectacle a beau être référé à un sujet qui le regarde, il est non modalisé : il a l’objectivité d’un topos. Le texte procède, pour prendre une analogie visuelle, par juxtaposition de pans.
Dans cette image du XIIIe siècle, ci-contre, représentant Bethsabée au bain (fig. 5), épisode habituellement considéré comme une scène de voyeurisme, le rapport entre l’observateur et l’objet observé est organisé selon cette juxtaposition de pans [17]. Il s’agit d’une image non perspective. La syntaxe de l’image, dans son registre supérieur, conjugue une relation duelle non bijective (David voit Bethsabée qui ne le voit pas – elle a la tête tournée vers la servante) à une relation triangulaire (David demande au messager de lui nommer la femme qu’il lui désigne, le messager la lui nomme en retour). Bethsabée est donc, dans l’image, le terme d’une double série d’actions : elle est vue par David et désignée par le messager. Ces actions sont articulées spatialement en vertu du principe de condensation narrative : nous voyons simultanément deux actions pourtant successives dans le récit [18].
[7] « D’argent et d’asur fut burlee », dit le texte de Coudrette, qui « blasonne » la queue de Mélusine (v. 3075).
[8] Ph. Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », dans Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, dir. Ph. Ortel, L’Harmattan, « Champs visuels », 2008, pp. 33-58.
[9] Dictionnaire de psychiatrie et de psychopathologie clinique, dir. J. Postel, Paris, Larousse, 1993.
[10] Ibid., entrée « Voyeurisme ».
[11] Dictionnaire international de la psychanalyse, dir. A. de Mijola, Calman-Lévy, 2002 (notice « voyeurisme », rédigée par J.-M. Hirt).
[12] Ph. Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », art. cit., pp. 55-56.
[13] J. Rychner, La Chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1999, p. 130.
[14] Charroi de Nîmes, éd. et trad. Cl. Lachet, Paris, Gallimard, « Folio Classiques », 1999, p. 90.
[15] Ph. Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », art. cit., p. 34 sqq.
[16] Ou niveau « géométral », d’après la terminologie de St. Lojkine (Images et subversion, Paris, Editions Jacqueline Chambon, 2005, pp. 37-40).
[17] Bible du cardinal Maciejowski, v. 1244-1254, Pierpont Morgan Library, MS M.638, f°41v.
[18] Le texte de la vulgate donne : « …viditque mulierem se lavantem ex adverso super solarium suum ; erat autem mulier pulchra valde. Misit ergo rex, et requisivit quae esset mulier (& statim captus amore misit nuncios qui eam ad se ducerent) ; nuntiatum est ei quod ipsa esset Betlisabee, filiam Eliam, uxor Uriae Hethaei. Missis itaque David nuntiis, tulit eam » (2 Rois XI).