« Au trou mist l’ueil, dedens regarde » :
la question du voyeurisme médiéval
(XIIe-XVe siècles)

- Philippe Maupeu
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Fig. 1. L. Liédet, Le Bain d’Euriaut, v. 1470

Fig. 2. Anonyme, Raymondin aperçoit Mélusine, fin XVe s

Fig. 3. Fr. Boucher, Diane au bain, 1742

Résumé

La scène où un personnage en regarde un autre par le trou d’une cloison ou d’une haie, fréquente dans le roman médiéval, est associée généralement à la notion de voyeurisme. Or, telle catégorie appliquée aux textes médiévaux pose problème : elle présuppose un régime de visibilité qui n’est pas celui du Moyen Age. Le « voyeurisme médiéval » ne se définit pas par l’articulation d’un dispositif optique et d’un dispositif libidinal, mais par l’inscription d’un regard dans un dispositif judiciaire où ce qui est vu a valeur de preuve.

Mots-clés : voyeurisme, dispositif optique, régime de visibilité, Roman de Mélusine, Roman de la violette

 

Abstract

The scene where a character looks at another through the hole in a partition or a hedge, frequent in the medieval novel, is generally associated with the notion of voyeurism. However, such a category applied to medieval texts poses a problem: it presupposes a regime of visibility that is not those of the Middle Ages. “Medieval voyeurism” is not defined by the articulation of an optical device and a libidinal device, but by the inclusion of a gaze in a judicial device where what is seen has the value of proof.

Keywords: voyeurism, optical device, visibility regime, Roman de Mélusine, Roman de la violette

 


 

La miniature ci-contre (fig. 1) provient d’un manuscrit du XVe siècle (BnF fr 24378) du Roman de Gérard de Nevers, mise en prose anonyme, au XVe siècle également, du Roman de la Violette, roman en vers de Gérard de Montreuil écrit un peu avant 1230 [1]. Le cloisonnement de l’image laisse penser que nous avons affaire à trois scènes juxtaposées. Sur le volet de droite, la servante Gondrée, en robe bleue et cornette, s’entretient avec Euriaut, sa jeune maîtresse, en robe de brocart et coiffée d’un hennin. Gondrée propose à Euriaut de prendre un bain dans la cuve représentée dans le coin droit de l’image. Dans le registre central, la même Gondrée invite un homme à regarder, à travers un trou ménagé dans une cloison, une femme nue prenant son bain. Cet homme s’appelle Lisart. Sur le volet de gauche, enfin, Euriaut (car il s’agit d’elle) se baigne nue dans le cuvier. Qui voudrait y regarder de près remarquerait le dessin d’une fleur juste au-dessus de son sein droit : c’est une « violette », nous dit le texte, violette qui donne son titre au roman. Dans le récit, la demoiselle est regardée à son insu ; à l’image, il semble que le voyeur et la dame se regardent tous deux à travers le trou de la cloison.

Il n’y a donc pas trois scènes mais deux : la cloison joue un double rôle de disjonction temporelle entre deux moments successifs (entre le volet de droite et les deux autres), et de séparation spatiale entre deux lieux (entre les volets de gauche et central). Lisart, en découvrant à travers le trou de la cloison la marque intime sur le corps d’Euriaut, prétendra devant la cour avoir couché avec elle et la déshonorera aux yeux de son ami Gérard, le comte de Nevers.

Cette scène n’est pas unique dans la littérature médiévale. Elle prend place dans une série thématique, dans ce que Jérôme Baschet nomme (à propos de l’iconographie) un « hyperthème », une gamme thématique de motifs qui reposent sur une même formule [2] : un personnage en regarde un (ou plusieurs) autre à son insu, par une fenêtre ou un trou ménagé dans une haie ou une cloison (un « pertuys »). L’épisode de la littérature médiévale le plus célèbre de cet hyperthème est certainement celui de Mélusine surprise au bain par son époux Raymondin [3]. L’amour de la fée Mélusine et de Raymondin, rappelons-le, est conditionné par le respect d’un interdit fixé par la fée à son époux : il ne doit en aucun cas la voir prendre son bain le samedi sous peine de la perdre. Mais Raymondin est sensible aux insinuations de son frère, le comte de Forez, qui instille en lui le soupçon quant à la vertu de son épouse : il cède à la curiosité, regarde par le trou qu’il a percé dans la cloison, découvre la monstruosité de sa femme. Ici, dans la version qu’en donne Coudrette :

 

Lors (Raymondin) tire du foureau l’espee,
La pointe a contre l’uis posee ;
Tant boute par cy et par ça,
Que l’uys de fer oultre perça.
Las, que mal laboura ce jour !
Il en perdit joye et honnour.
Au trou mist l’ueil, dedens regarde,
Du savoir que c’est moult lui tarde
Certes, trop tost il le saura (…)
La regarde, si apperçoyt
Mellusigne qui se baignoit ;
Jusqu’au nombril la voit si blanche
Comme la nege sur la branche,
Le corps bien fait, fricque et joly,
Le visage fres et poli ;
Et a proprement parler d’elle,
Oncques ne fut point de plus belle.
Mais queue ot dessoubz de serpent,
Grande et orrible vrayement ;
D’argent et d’asur fut burlee [4]

 

On connait la suite : Mélusine quittera Raymondin en s’envolant par une des fenêtres du château – l’image est célèbre. Le plus étonnant est que Raymondin n’est en rien révulsé par ce qu’il voit : il se retourne plutôt vers son frère et l’accuse de calomnier une femme dont il ne remet pas en question la vertu – C’est le sens du geste de Raymondin sur l’image (fig. 2) qui se détourne du spectacle et s’adresse au personnage de gauche, son frère.

Le thème médiéval de la beauté surprise (ou de la scène d’amour surprise) à travers une fenêtre ou un trou percé dans un mur est généralement (pour ne pas dire systématiquement) assimilé par la critique médiéviste à une scène de « voyeurisme ». Dans l’introduction au volume qu’elle a dirigé en 2014, La Scène érotique sous le regard [5], Laurence Perriguault écrit que les scènes analysées dans cet ouvrage, y compris les scènes médiévales, « impliquent un personnage voyeur qui contemple, sans être vu, le tableau érotique disposé devant ses yeux. (…) Si le mot est récent, continue-t-elle, le procédé, lui, ne l’est pas ». De fait, l’article que Mathilde Grodet consacre à ces épisodes (dont Mélusine et le Roman de la Violette) « rend compte de la place centrale qu’occupe le voyeurisme dans les textes et l’iconographie médiévale » [6].

Ces scènes s’inscrivent il est vrai dans une tradition antique et biblique, prégnante encore au Moyen Age, qui a nourri une iconographie abondante : les épisodes de David et Bethsabée (Livre des Rois) et de Suzanne et les Vieillards (Livre de Daniel), ceux de Diane au bain surprise par Actéon, pour ne citer que les plus fameux, semblent traverser les âges, jusqu’à la Renaissance et à l’âge baroque : Suzanne au bain par le Tintoret ou Rubens, Diane et Actéon par le Titien, jusqu’à François Boucher où nous voyons la scène pour ainsi dire depuis Actéon – c’est le sens du motif ironique des chiens de chasse venus du hors champ – prélude à une scène saphique (fig. 3). On pourrait dérouler l’histoire de cet hyperthème et de ses modulations jusqu’à cet avatar de la nudité surprise au bain que constitue la fameuse scène de la douche de Psychose : on y retrouverait le rideau du Titien…  La belle (Marion Crane, jouée par Janet Leigh) est vue à son insu par un voyeur, Norman Bates (Anthony Perkins). Hitchcock a d’ailleurs signalé, par un indice discret, la filiation thématique de cette scène à la tradition iconographique occidentale, on le sait : le trou dans la cloison est masqué par un tableau flamand du XVIIIe siècle, dû à un peintre mineur, Van Mieris, représentant Suzanne et les Vieillards – en l’occurrence ce sera une vieille hallucinée par Norman qui viendra posséder Marion.

 

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[1] Histoire de Gérard de Nevers : mise en prose du "Roman de la Violette" de Gerbert de Montreuil, éd. M. Marchal, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2013 ; Gerbert de Montreuil, Le Roman de la violette, trad. M. Demaules, Paris, Stock, 1992.
[2] J. Baschet, L’Iconographie médiévale, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2008 (« Inventivité et sérialité des images médiévales », p. 261).
[3] Coudrette, Le Roman de Mélusine, trad. L. Harf-Lancner, Paris, Flammarion, 1993 ; Coudrette, Le Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, éd. E. Roach, Paris, Klincksieck, 1982 ; Jean d'Arras, Mélusine ou la noble histoire de Lusignan, roman du XIVe siècle, éd. et trad. J.-J. Vincensini, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 2003.
[4] Le Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan par Coudrette, éd. cit., v. 3055-3075.
[5] La scène érotique sous le regard, dir. Fr. Nicol et L. Perrigault, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2014, p. 9 ; dans ce même volume, voir l’article de M. Grodet, « Des scènes de bain épié dans la littérature et l’iconographie médiévales », pp. 89-106.
[6] Ibid.