« Au trou mist l’ueil, dedens regarde » :
la question du voyeurisme médiéval
(XIIe-XVe siècles)

- Philippe Maupeu
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Fig. 6. Anonyme, Le Désir du roi David, v. 1244-1254

Fig. 7. Anonyme, Le Désir du roi David, v. 1244-1254

La colonne séparant les deux lieux (le palais de David, la maison d’Urie et Bethsabée) fonde au beau mitan de l’image l’axe de symétrie vertical qui soutient géométriquement l’acte de voir (la main du roi est à l’horizontale du corps de Bethsabée, son bras perpendiculaire à l’axe). Bethsabée est objet du regard de David qu’elle ne voit pas (elle a le regard tourné dans la direction opposée vers sa servante ; fig. 6). Cette composition symétrique de part et d’autre de la colonne est rejouée à un niveau second, en haut de l’image, dans la galerie voûtée, entre Bethsabée et sa servante, toutes deux encadrées dans une baie géminée, séparées par une colonnette.

La relation triangulaire David-Messager-Bethsabée est quant à elle structurée et accusée par les deux arcs qui relient (dans l’indifférence à toute vraisemblance architecturale bien entendu) la loge de David au chapiteau de la colonne, et le chapiteau de la colonne à la terrasse de Bethsabée (fig. 7). Dans cette relation triangulaire, la colonne assume une fonction non plus d’axe mais de limite : elle délimite le pan doré comprenant David et le messager et les relie tous deux visuellement. Cette limite est franchie par le bras et la main du messager qui désigne Bethsabée, main qui empiète sur le pan de couleur bleu nuit, pan bleu nuit reliant visuellement, par un jeu remarquablement maîtrisé de glissements et de chiasmes chromatiques, la figure du messager à la servante dans sa robe du même bleu, figure en miroir de celle de Bethsabée. S’il y a effraction, ce n’est pas tant effraction du regard de David dans l’espace intime de Bethsabée, qu’effraction du messager qui publie le nom de Bethsabée – on sait les valeurs symboliques de la colonne dans ce dispositif d’effraction qu’est la scène d’Annonciation, magistralement étudiée par Daniel Arasse [19].

Voir indistinctement dans les scènes de beauté surprise médiévale des scènes de voyeurisme revient ainsi à mobiliser des notions (effraction, rabat du dispositif optique sur un dispositif libidinal) suspectes d’anachronisme : en somme, plaquer sur des scènes médiévales un régime de visibilité qui est celui du XVIIIe siècle, alors que l’art aspectif du XIIIe siècle suppose manifestement une construction du visible propre au Moyen Age. Si cette différence dans la construction du visible par les images saute littéralement aux yeux, qu’en est-il des textes ?

Le Tristan de Béroul présente une scène susceptible d’être analysée selon les termes du voyeurisme. La version fragmentaire du roman de Tristan et Iseut par un auteur dont on ne sait rien d’autre que le nom, Béroul, peut-être d’origine normande, est datée approximativement entre 1165 et 1200. Le dernier épisode de ce récit discontinu, figurant dans un seul manuscrit, concerne directement mon propos [20]. Trois félons s’obstinent à dénoncer le couple adultère au roi Marc. Un espion (une espie) a aperçu Tristan et Iseut dans leur repaire de Maupertuis : l’occasion est belle pour les félons de prendre les amants sur le fait et de les dénoncer au roi. L’espion indique aux félons comment procéder : il s’agit de s’introduire par une brèche dans le jardin, puis d’accéder au mur extérieur de la chambre où se retrouvent les amants ; un trou, une brèche, une ouverture, un pertus dans ce mur permet de regarder à l’intérieur de la chambre pour peu que l’on écarte, à l’aide d’une baguette finement taillée, la courtine qui en masque l’ouverture. L’espion avertit : surtout, ne pas passer devant la fenêtre pour ne pas se faire repérer.

 

Or m’entendez, fait li cuivert,
Est un petit pertus overt
Endroit la chambre la roïne.
Par dedevant vet la cortine.
Triés la chambrë est grant la doiz
Et bien espesse li jagloiz.
L’un de vos trois i aut matin :
Par la fraite du nuef jardin,
Voist belement tresque au pertus.
Fors la fenestre n’i aut nus.
Faites une longue brochete
A un coutel, bien agüete ;
Poignez le drap de la cortine
O la broche poignant d’espine.
La cortine souavet sache
Au pertuset, c’on ne l’estache,
Que tu voies la dedenz cler
Quant il venra a lui parler. (v. 4281-98)

 

L’un des trois félons, Godoïne, exécute l’entreprise : il taille une baguette (longue brochete), perce la courtine [21] et regarde la scène à travers. A l’intérieur de la chambre se trouvent Périnis, valet au service de Tristan, Brangien, qui tient encore en main le peigne avec lequel elle a coiffé Yseut, et Yseut les belle aux « crins sors », à la chevelure blonde. Tristan entre en scène, dans sa main un arc d’aubour, c’est-à-dire taillé dans du bois de cytise.

 

Goudoïne fu acoruz
Et fu ainz que Tristran venuz.
La cortine ot dedenz percie,
Vit la chambre, qui fu jonchie.
Tot vit qant que dedenz avoit.
Home fors Perinis ne voit.
Brengain i vint, la damoisele
Ou out pignié Yseut la bele :
Le peigne avoit encor o soi.
Le fel qui fu a la paroi
Garda, si vit Tristran entrer
Qui tint un arc d’aubor anter (v. 4379-4390)

 

Yseut depuis la chambre a repéré le manège de Godoïne trahi par sa nue, à savoir l’ombre chinoise du félon projetée à contrejour (contre le jor) sur la courtine. Yseut demande négligemment à Tristan de tendre son arc pour en éprouver la force, tout en l’avertissant : « Je voi tel chose dont moi poise » (« je vois quelque chose qui ne me plaît pas »). Tristan bande l’arc, se tourne vers la fenêtre, voit la tête de Godoïne, décoche une flèche qui frappe le traitre à l’œil et le tue.

 

Par sa fenestre vit la nue
De la teste de Godoïne. (…)
(Tristan) bien soit qu’el voit aucune chose
Qui li desplaist. Garda en haut :
Grant poor a, tremble et tresaut.
Contre le jor, par la cortine,
Vit la teste de Godoïne. (…)
Lors a torné vers la paroi,
Sovent ot entesé, si trait.
La seete si tost s’en vait
Rien ne peüst de lui gandir.
Par mi l’uel la li fait brandir,
Trencha le test et la cervele (v. 4396-4397 ; v. 4425-4429 ; v. 4439-4444)

 

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[19] D. Arasse, L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective, Paris, Bibliothèque Hazan, 1999.
[20] Tristan et Yseut, éd. et trad. J.-Ch. Payen, Bordas, Classiques Garnier, 1989, v. 4235-4452. Le Tristan de Béroul est édité d’après le seul manuscrit connu (BnF, fr 2171), daté de la seconde moitié du XIIIe siècle. Je remercie Mireille Séguy et Fabienne Pomel de m’avoir ramené sur la piste de cet épisode.
[21] Il semblerait que l’espie lui ait conseillé d’écarter (poindre) la courtine pour dégager la vue par le pertuis, plutôt que de la percer.