Le texte pose des problèmes de traduction. Il  faut dire que le dispositif visuel, par lequel un homme depuis l’extérieur peut  voir ce qui se passe à l’intérieur de la chambre, n’est pas très clair.  L’ouverture dans la paroi est tantôt désignée comme pertus (un trou) et  comme fenestre. S’agit-il de deux objets distincts ou du même objet  désigné par deux termes différents ? Francis Gingras, dans un article  consacré à cet épisode, opte pour la deuxième hypothèse de lecture : de la fenestre au pertuis, le rétrécissement de l’orifice dirait symboliquement  la concentration et l’intensité du regard voyeur [22]. La traduction que je retiens des vers  4281-4298 par Philippe Walter [23] (ici en  italiques et entre parenthèses dans la traduction de J.-Ch. Payen) invite à  interpréter les choses différemment :
      
     Alors, écoutez, dit le traitre. Il y a une  petite ouverture dans le mur de la chambre. La courtine la recouvre. Derrière  la chambre, il y a un ruisseau avec un glaïeul bien touffu. Que l’un de vous y  aille demain matin. Une brèche introduit dans le nouveau jardin et permet de se  rendre tranquillement au pertuis. Mais ne franchissez pas l’ouverture (que  personne ne passe devant la fenêtre !). Epointez avec un couteau une  branche ; piquez le tissu de la courtine avec la pointe de cette baguette,  et tirez-le vers vous sans l’attacher (qu’il écarte doucement la tenture de  l’ouverture, car elle n’est pas attachée), afin de voir nettement ce  qui se passera quand Tristan viendra parler à la reine.
      
     Un pertuis n’est pas une fenêtre. La  fenêtre est un artefact, le produit d’un faire technique, une pièce d’architecture ;  le pertuis (fût-il « mau », mauvais, comme le suggère le nom  du repaire des amants) est une cavité, un passage, un conduit qui existe à  l’état de nature, ou foré, creusé par l’homme. Le texte parait donc confus au  regard de nos habitudes de lecture. Pour y voir clair, il faut rappeler que la  syntaxe descriptive médiévale, qui régit la configuration des lieux du récit,  n’est pas celle des romanciers du XIXe siècle. Dans le texte  médiéval, le lieu ne préexiste pas à l’action narrative : il est déterminé  et suscité par elle. A l’appui de ce fait syntaxique, dans l’ordre de  l’iconographie, cette miniature pleine page, peinte à Paris autour de 1300, extraite  du Livre de Marie [24], qui représente un épisode connu de la légende  de saint Nicolas (fig. 8) :  saint Nicolas, évêque de Bari, entend depuis la rue la plainte d’un homme  malade obligé de prostituer ses trois filles pour subvenir aux besoins de la  famille : « en secret, de nuit, le saint jeta par la fenêtre de la  maison du voisin une grosse quantité d’or enveloppée dans un linge » [25] : l’intérieur de la maison et l’extérieur  de la rue ne sont pas représentés ; seule l’est leur interface, la  fenêtre, lieu de l’articulation du dehors et du dedans, lieu de l’échange et du  don, car elle est présupposée par l’action (en l’occurrence l’aumône). Le  lieu est un attribut de l’action – il est à la fois dépendant d’elle et il la  détermine.
     Le texte du Tristan s’éclaire si, au lieu  de reconstruire mentalement l’espace a priori dans lequel se produit  l’action (on pourrait parler par analogie, d’un mode perspectif de construction  de l’espace narratif comme une boite qui accueillerait la figure), on le déduit  de l’action. Or, des actions, ici il y en a deux :
     
     - Godoïne regarde à l’intérieur depuis l’extérieur ; 
- Yseut puis Tristan voient de l’extérieur depuis l’intérieur. 
Si l’on regarde de près le texte, et que l’on  préfère la traduction de Walter à celle de Payen, on sera attentif à  l’avertissement de l’espion (voir supra, v. 4281-98) : le regardeur  doit regarder à travers le pertus ménagé dans le mur en écartant la courtine, et non à travers la fenêtre (il se ferait repérer). La  traduction de Payen : « ne franchissez pas l’ouverture » n’a pas  grand sens. Le pertus se rapporte donc à l’action d’épier, de  surveiller, c’est un dispositif de scrutation ; à l’inverse, la fenestre donne du jour à l’intérieur, elle permet de voir l’extérieur depuis  l’intérieur : elle n’a pas la même fonction. Godoïne ne retient pas  l’avertissement de l’espion : au lieu de regarder par le trou ménagé dans le mur (on pourrait imaginer par exemple qu’il soit à côté de la  fenêtre ou dessous), il est vu par la fenêtre perçant la courtine :  il révèle ainsi sa présence, et mal lui en prend. Le dispositif d’espionnage et  de scrutation (Godoïne regardant les amants par le trou de mur) s’est mué en  dispositif de projection (les amants voient l’ombre de Godoïne sur la courtine,  par le jour versé à travers la fenêtre). L’existence factuelle, matérielle, de  deux ouvertures, pertus et fenestre, importe à vrai dire moins  pour la logique médiévale de l’action que leur distribution fonctionnelle dans  le récit, et le marquage qu’elles opèrent de deux actions distinctes, non  réciproques, agies par deux actants distincts (Godoïne et Iseut) : une  scrutation de l’objet d’un côté (Godoïne doit espionner Iseut par le pertus),  une révélation de soi de l’autre (Godoïne trahit sa présence à Iseut par la fenestre).
     Peut-on dès lors parler de voyeurisme dans cette  scène ? Cette scène est très différente du dispositif optique-libidinal par  lequel la « pyramide visuelle » de la perspective s’inverse  fantasmatiquement en « entonnoir » dans lequel le voyeur réifie  l’objet de son désir. On peut le mesurer par les vertus du décalage  anachronique. Dans le Moine, écrit par Lewis en 1796, Matilda, femme  déguisée en moinillon, suppôt du diable, tend au moine pervers Ambrosio un  miroir magique où il puisse se repaître des charmes d’Antonia :
      
     (Ambrosio) contempla en miniature l’adorable  figure d’Antonia. La scène se passait dans un petit cabinet attenant à sa  chambre. Elle se déshabillait pour se baigner. Les longues tresses de sa  chevelure étaient déjà ramenées vers le haut. Le moine amoureux eut toute  licence d’observer les contours voluptueux et l’admirable symétrie de son  corps. Elle se dépouilla de son dernier vêtement et, s’avançant vers le bain  qu’on lui avait préparé, mit le pied dans l’eau. Saisie par le froid, elle le retira.  Bien que ne se sachant pas observée, elle dissimulait ses charmes avec un sens  inné de la pudeur ; et elle restait, hésitante, sur le bord, dans  l’attitude de la Vénus des Médicis [26].
      
     Relation non bijective, la vision en miniature  dit ici la captation fantasmatique, la réification par Ambrosio de l’objet du  désir.
      Faire de Godoïne une figure du voyeur, c’est se  tromper de paradigme. Certes, le trou foré dans le mur puis dans la courtine,  motif que l’on retrouve ensuite dans le Roman de Mélusine et dans le Roman  de la Violette, est gros de connotations sexuelles. Dans la miniature tirée  de la Bible du XIIIe siècle, commentée ci-dessus, la scène de nuit des  amants suit celle de Bethsabée surprise au bain (fig. 9). Elle métaphorise avec on ne peut plus d’insistance la  pénétration sexuelle par l’écartement des deux courtines de part et d’autre du cierge  érigé au-dessus du lit à hauteur de la hanche de David. Mais précisément elle  la métaphorise, comme le fera plus tard Jean de Meung à la fin du Roman  de la Rose, et donc en déplace la représentation du littéral au figuratif.  En cela, parce qu’elle joue sur le déplacement sémiotique, et même si le sens  second en est parfaitement obvie, la métaphore ne saurait être à justement  parler « obscène », le sens symbolique faisant écran au sens littéral qui fascine le voyeur et le laisse interdit [27]. La syntaxe de l’image disjoint en outre la  scène de surprise et la scène sexuelle, là où le voyeurisme les confond dans sa  jouissance [28].
     Pourtant, la lecture des scènes médiévales de la  nudité surprise comme scènes de voyeurisme s’impose encore dans nos  représentations. Pour en revenir à Godoïne et Iseut, selon Francis Gingras « Béroul  multiplie les occasions pour des voyeurs qui accèdent à la jouissance en épiant  les amants, position trouble et peu flatteuse dangereusement semblable à celle  de l’auditeur / lecteur » ; alors que « la fenêtre s’amenuise de  plus en plus », d’abord « un petit fenestre », puis « pertuis »,  « pertuiset » (v. 4321), « il faudra encore déchirer la courtine  pour accéder à la jouissance des amants » – et l’on voit ici comment le  commentaire s’emballe [29]. Car ce n’est pas à la jouissance des amants  que l’on accède ici, c’est-à-dire à leur abandon érotique, mais au contraire à  leur vigilance, toute de prudence et de contrôle. L’arc d’éros s’est mué  en machine de guerre pour faire taire les médisants. Et c’est bien de cela  qu’il s’agit : le félon assume la place du losengier (v. 402) qui  dénonce au roi les agissements des amants. Voir ici n’est pas jouir pour  soi de l’objet de son désir ; voir, c’est dénoncer et jouir de la  dénonciation à l’autre du délit perpétré par les amants. L’obsession du  flagrant délit et de la preuve traverse tout le Tristan de Béroul,  preuve d’une passion adultère (courtoise) que tout le monde connait mais dont  les dispositifs judiciaires échouent à établir la preuve, dans un  fonctionnement comparable au Roman du Renart.     
      
    
    
    
 
   [22] Fr.  Gingras, « Par mi une estreite fenestre – L’espace d’une vision et les  cadres du désir dans le récit français du XIIe siècle », dans Par  la fenestre. Etudes de littérature et de civilisation médiévales, réunies  par Ch. Connochie-Bourgne, Senefiance, n° 49, Aix-en-Provence, 2003, pp.  167-179 (en ligne. Consulté le 9 janvier 2023). Jean Subrénat, dans un article du même volume (« Une fenêtre à  l’aurore (Tristan de Béroul, v. 4267-4485) », pp. 423-432) partage  l’embarras de Daniel Poirion, qu’il cite (n. 6, p. 430) : « On ne voit pas bien le rapport entre les  deux ouvertures mentionnées, le pertuis et la fenêtre. Il est possible que la  fenêtre soit une ouverture intérieure, comme celle où Tristan a disposé sa  lettre pour Marc (v. 2460, [...]) près de son lit, et le pertuis une petite  ouverture donnant sur le jardin, sorte de meurtrière ne permettant pas d’entrer »  (Daniel Poirion, éd. Pléiade, p. 1206).
[23] Trisan  et Iseut, éd.  D .W. Lacoix et trad. Ph. Walter, Le Livre de poche, « Lettres  Gothiques », 1989.
[24] Le  Livre d’images de Madame Marie, Introduction et commentaire A. Stones, Paris, Les  éditions du Cerf – Bibliothèque nationale de France, 1997, f°90v.
[25] Jacques  de Voragine, La Légende Dorée, trad. A. Bourreau, M. Goullet et  L. Moulinier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p.  29.
[26] M. G.  Lewis, Le Moine, dans Romans gothiques, trad. A. Morvan, Paris, Gallimard,  « Bibliothèque de la Pléiade », pp. 428-429.
[27] Voir  P. Quignard, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, « Folio »,  1994 (particulièrement le chapitre III, « Le fascinus », fascinus nommant en latin le phallos).
[28] Cette  miniature représentant l’union de David et Betshabée est commentée par G.  Bartholeyns, P.-O. Dittmar et V. Jolivet, Image et transgression au Moyen  Age, Paris, PuF, « Lignes d’art », 2008, p. 51-52. Comme le  notent les auteurs, cette métaphore courante de la pénétration sexuelle est  « filée avec une grande inventivité » deux feuillets plus loin pour  représenter le viol de Tamar par Amnon : la courtine au lieu d’être  symétriquement écartée est enroulée autour de la tringle ;  « l’enroulement, en suggérant un désordre évident, s’oppose à l’ouverture  « consentie » des rideaux et indique par contraste le refus de la  victime ».
[29] Fr.  Gingras, art. cit., p. 171. Jouissance  du voyeur, « œil indiscret » qui est tout autant celui du lecteur et  de son désir coupable. Commentant l’inachèvement du texte à ce moment précis de  l’histoire, Gingras écrit : « La mutilation fortuite du manuscrit  vient rappeler que même le récit de la jouissance s’expose à être violemment  interrompu, intensifiant d’autant le désir pour ce qui échappe ainsi à la  connaissance du spectateur introduit par la narration dans la chambre des  amants » (p. 173).