Démontage de l’e-mage
(Olivier Cadiot)
- Anne-Cécile Guilbard
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L’isotopie récurrente de la recherche en physique nucléaire se condense en effet dans les dernières pages du roman, où l’on découvre avec le narrateur que X in the river, qui se prénomme Sharon, est en fait physicienne, et que la sensation de bonheur que Robinson éprouvait d’abord en regardant sa photo, lui est accessible une fois qu’il a plongé dedans. Magie que cette actualisation d’une image ? Pas vraiment, c’est ce que montre, et démontre même scientifiquement l’expérience menée sur le boson de Higgs. La collusion des protons peut en effet être envisagée comme l’expérience ultime de démontage de l’e-mage qui cherche depuis le début, atomisé qu’il est, à se connaître comme corps, à s’identifier :
Je présente une série de couches extrêmement denses autour de mon cœur palpitant. Et en partant du point de collision vers l’extérieur, comme si on traversait une île de part en part, on trouve une zone de silicium constituée de 60 millions de détecteurs. (…) En voilà un beau paysage. (p.145)
Le détecteur Atlas présente une structure en pelure d’oignons, c’est une caméra dont les détecteurs entourent de toutes parts l’événement, lequel est la collusion, rendue possible (maginée) par l’accélérateur de particules, entre deux protons.
Leur désintégration lors de la collusion produit une Energie (E) [42] qui permet de calculer, en divisant celle-ci par la vitesse de la lumière au carré (C2), la Masse (M) de la nouvelle particule dégagée par la collusion des deux protons. Le boson ainsi produit a une durée de vie très courte : en s’annihilant (en se désintégrant), il produit d’autres particules qui traversent les couches de silicium et envoient là différentes informations qui, à partir des calculs adaptés, permettent d’identifier sa masse, c’est-à-dire d’identifier par la mesure cette minuscule particule appelée boson. L’apparition de ce dernier est donc un phénomène conçu par les outils de mesure pour les outils de mesure, dans la perspective d’observer la matière dans la réalité. Sa réalité, son existence n’était, avant l’expérience menée au CERN, qu’une existence réservée au monde mathématique : la théorie en langage s’incarne donc dans l’expérience physique. Cadiot l’explique dans le texte qu’il a écrit lors de son travail en collaboration avec le CERN :
Le seul endroit dans lequel l’on voir des particules à l’œil nu, c’est dans les équations. Le livre de la nature est écrit en langage mathématique : sans cette langue il est impossible d’en comprendre un seul mot. (…) Il faut donc imaginer par les équations un état X, puis voir ce qui apparaît comme événement dans les mathématiques elles-mêmes. Et après construire une machine qui produira à son tour des événements qui après traitement se traduiront à nouveau en équations, etc. etc. C’est pas clair ? (…) En créant un milieu artificialisé aux limites du naturel, les instruments de mesure ne font pas que prolonger notre perception, ils provoquent des phénomènes avec lesquels ils interagissent, et qui sans eux n’auraient pas lieu sur terre [43] (je souligne).
Nul doute qu’un tel phénomène d’interactivité de l’observation et de la création ait pu fasciner le poète, puisque c’est la preuve par l’expérimentation scientifique de la magie même du langage. Le boson, je le fais apparaître « comme ça », dit l’accélérateur de particules monté sur la base de calculs mathématiques, et voilà le boson qui devient ce qu’il est. Il n’y a pas de truquage mais une machine ultra moderne : ça fonctionne réellement « comme ça ».
Dès lors, l’autotélisme moderne trouve dans la technologie ultra-moderne une sorte de faille, de brèche par laquelle l’observation crée vraiment le phénomène observé : l’opération critique, montage/démontage/remontage, et jusqu’au démontage de la particule la plus fine, en boson, se manifeste ainsi en tant que dispositif efficace de création sans dehors, autrement dit de production.
Les pouvoirs de l’image (de l’e-mage) relèvent donc de la machinerie, c’est ainsi que cela fonctionne. Cadiot fait apparaître ses techniques poétiques, toutes empruntées aux machines optiques, de projection, d’enregistrement, d’observation. Ces machines contemporaines font entrer aussi bien la culture de masse que la recherche scientifique la plus pointue dans le roman qui requiert un effort d’accommodation permanente car il est aussi le récit atomisé, roman autobiographique et d’éducation, d’un orphelin contemporain dont l’identité désintégrée se fluidifie en corps, au sens physique du terme : une énergie dont la masse multipliée par le carré de la vitesse de la lumière peut faire apparaître, exister, une mesure exacte.
Dès lors, happy ending, le mage nage dans la rivière où l’invitait à plonger la physicienne : et là encore il observe (une loi toute simple, cartésienne [44], de la réfraction) : « comme un bâton dans l’eau je m’amincis » (p. 156) sans s’effrayer de ses métamorphoses (mage, spirale, lamantin, poisson, « c’est moi ») : « vous n’imaginez pas ce que peut un corps » sont les derniers mots, spinoziens, du roman.
Corps démonté, analysé, critiqué en corpuscules qui affiche ses différents possibles : corps déconstruit, ni détruit ni créé ; corps produit. L’investissement par les outils extra-littéraires de l’industrie de la littérature – tous ces outils mis à la portée de chacun : les images reproduites et reproductibles, le langage itou ; compte-fils, loupe, ciseaux, microscope, écrans, zooms et clics, synchrotron, etc. –, ces objets manipulés par tous offrent les moyens de production de ce qu’il est peut-être possible d’appeler une littérature ultra-moderne, afin de la distinguer des deux autres : d’une part de la littérature moderne en ce que, on l’a vu, elle nie le mythe de la création littéraire affranchie de toute réalité actuelle et promeut le démontage de cette réalité comme opération littéraire ; et d’autre part elle se différencie de la littérature postmoderne en ce sens qu’elle ne se fait pas recyclage auto-réflexif, semblance de ses effets, simulation générale d’un original perdu sous les couches de ses virtualités, mais avènement, véritable événement, par l’opération à vue du démontage de réalités ordinaires.
Robinson est à sa table comme le Saint-Jérôme d’Antonio della Messina, qui pioche dans ses tiroirs, fouille dans sa mémoire et clique aussi bien sur son écran : l’e-mage zoome, coupe, déplace, ajointe : il performe, lui et son monde, qui devient ce qu’il est, juste le nôtre.