Démontage de l’e-mage
(Olivier Cadiot)

- Anne-Cécile Guilbard
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

« Je suis positif » est bien sûr à entendre comme référence au positivisme de Comte et à la foi dans le progrès technique qui travaille à la maîtrise scientifique du monde par l’homme, mais aussi comme le stéréotype de l’injonction sociale contemporaine à l’euphorie permanente. Robinson obéit et s’applique : il effectue consciencieusement les différents gestes de la consigne qui enjoint à une vision positive du monde avec garantie épicurienne du plaisir à tirer de cette maîtrise. Il fabrique de l’harmonie comme au yoga, avec une facilité dont témoigne le souple enchaînement par les virgules. (On notera que la référence à la pieuvre (Octopus) de Coburn, vue nouvelle en 1912 prise en plongée d’un gratte-ciel d’un square new-yorkais renforce l’actualité de l’invraisemblable vision que réalise pourtant la technique [28]).

Ainsi Cadiot introduit-il discours publicitaires à la mode et scientifiques passés, de façon à appliquer le mode d’emploi d’une machine à se produire en image euphorique.

 

Rôle des images

 

Le rôle des images dans l’œuvre est, diégétiquement, de permettre au narrateur de progresser dans ses recherches autobiographiques, de mener son enquête d’orphelin parmi les archives généalogiques. Mais en même temps, son ascendant mage influe sur la narration, le pouvoir de l’arrière-petit-neveu d’Eliphas Levi rencontre dans l’exercice de l’écriture la question de la magie en termes de poétique, et en termes d’illusionnisme. La toute-puissance du langage invoquée est une illusion servie par une foule de truquages. « Comme ça », formule de présentation récurrente d’un de ses meilleurs tours, annonce pourtant bien la simulation par le comparatif « comme » qui n’est justement pas « ça ». L’image n’apparaît que comme double analogique d’une réalité (« ça ») dont il s’agit de faire croire qu’on la montre au moment même où on la dérobe.

Les véritables images, matérielles, ont un autre statut : les copies d’écrans et photos prises à l’iphone, paysages et détails, apparaissent comme des pièces rapportées directement de la réalité, et sont commentées comme telles. Ainsi le boutoir ancien qu’il prend dans une gare moderne, (p. 68), et dont il commente l’archaïsme, s’étonnant de ce mélange d’ancien et de moderne dans l’industrie contemporaine. (Page 69 il fera de même avec la photo d’une vieille bouteille en plastique enfoncée au pied d’un arbre, ce qui élargit à la nature contemporaine les observations qui portent sur le mélange ordinaire des matières et des époques au même lieu.)

L’image du boutoir a cependant la même fonction dans le toman que le boutoir dans la gare : stopper le train fou, ultra-moderne, de la lecture du livre que nous sommes en train de faire. Valeur symbolique et pragmatique donc de l’insertion de cette image, pour laquelle il n’était besoin, peut-être, que de faire un croquis : mais avec la photo, c’est de surcroît la réalité brute, un peu piètre, qui s’insinue dans le livre. La photo figure non seulement le boutoir mais actualise le regard qui s’est porté sur lui pour l’enregistrer, et mieux encore elle réalise le geste cette fois efficace du « comme ça » qui donne lieu à une vision matérielle, analogie parfaite, « suffisamment bonne » de ce boutoir dans une gare.

C’est bien ainsi que les cubistes collaient sur leurs toiles des papiers récupérés dans la réalité, que Rauschenberg encore construira ses « peintures », répétant dans la représentation la présentation de la réalité. Mais dans le livre-objet, c’est ainsi que l’auteur et le narrateur trouvent brutalement, obtusément, à se croiser, la photo désignant comme authentique le regard, enregistré par elle, de ce poète autobiographe qui fait des photos et se dit le descendant d’Eliphas Levi. Fiction diégétique et documents authentiques se présentent ainsi sous le signe de l’autobiographique, offrant le spectacle d’une prestidigitation ordinaire.

En effet, les cartes et schémas, les photos prises sur Internet, les scans de manuscrits, témoignent dans leur diversité de la variété des sources iconiques directement accessibles par le narrateur comme l’auteur contemporain, comme à tous. Par exemple, la carte de « Eagles Mere, Pa » en Pennsylvanie, qui est copiée p. 45 renvoie par la suite (« c’est ça le hic, tout ressemble à tout. », p. 46) à des descriptions d’éléments que le lecteur peut retrouver sur la page Internet dédiée à la généalogie de la famille Fullmer [29] : l’orphelin découvre (prononcé à la française :) à Eagles Mere, Pa, la famille Fullmer (mot-valise anglais-français : la mère tout entière), mère renvoyant aussi à l’étang que le substantif anglais « mere » désigne lors que la rivière où se baigne X est omniprésente dans le roman, tandis que Eagles renverra plus loin du côté de Brice Marden. Aussi, le cheval, la neige, les rivières et les paysages de campagne mentionnés dans le texte apparaissent dans les photos anciennes de cet album généalogique et offrent de quoi alimenter visuellement la recherche de l’orphelin, qui a perdu sa mère et son pa. La fluidité du signifiant « mère » dans les deux langues, jeu joycien qui inspira Lacan autant que Derrida, se mêle ainsi à la ressource iconographique d’Internet et forment deux flux divers qui rencontrent celui de la mémoire du narrateur. Entre temps ce dernier ajointe le phénakistiscope du XIXe siècle et son spectateur fasciné, au jeu électronique Tetris (p. 47) dans lequel les mains d’enfant manipulent les images qui défilent et s’imbriquent.

Ces mains du bricoleur poète qui trie et découvre certaines images apparaissent ainsi en plus de ses mots dans le commentaire actualisé : par exemple « Et ça c’est quoi ? » pour le boîtier à lunettes d’Adorno (p. 51) ou « allez, encore une » (p. 100). La collection est ainsi faite non seulement de fonds de tiroirs personnels, mais aussi de l’archive numérique accessible à tous que les gestes actualisés du narrateur récupèrent en se montrant en train de le faire. L’ensemble « magine » dès lors un corps spectaculaire, tête en rhizome et mains agiles qui piochent, d’un clic ou d’une pincée, images virtuelles, matérielles, réelles et verbales empruntées à toutes sortes de fonds pour les manipuler devant nous.

L’emprunt d’images se manifeste non seulement dès lors comme démontage (fragments extraits de différentes continuités, histoires, sans rapport les unes avec les autres), mais comme opération, geste actualisé et fédérateur – sans logique unifiée – du discours du moi. Ces lignes de fuite font corps, corps sans organes à la Deleuze [30], ou bien lieu même de l’utopie foucaldienne [31]. Il s’agit de fait pour Olivier Cadiot de donner, avec les moyens propres à la littérature contemporaine – qu’il distingue de la philosophie – une image de la pensée, c’est-à-dire de rendre manifeste une opération.

 

>suite
retour<
sommaire

[28] L’on pourrait opposer la naïveté de la conclusion « Toutes les images sont vraies. » (p. 96) à « Ce sont des images. / Je me projette. » (p. 97), la dernière phrase s’amenant comme potentielle correction de la première, mais il ne s’agit là encore que du même principe nietzschéen déjà mentionné : « deviens ce que tu es » que réalise la magination cadiotienne.
[29] Voir le site internet An Ancestry Community (dernière consultation le 11 août 2015).
[30] G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, « Critique », 1972.
[31] « Non, vraiment, expliquait Foucault, il n’est pas besoin de magie ni de féerie, il n’est pas besoin d’une âme ni d’une mort pour que je sois à la fois opaque et transparent, visible et invisible, vie et chose : pour que je sois utopie, il suffit que je sois un corps. » M. Foucault, « Le corps utopique », conférence radiophonique du 7 décembre 1966, France Culture, publiée à Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2009.