Démontage de l’e-mage
(Olivier Cadiot)

- Anne-Cécile Guilbard
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« Je suis plus moderne » [32]

 

L’observation par laquelle le poète décrit ses gestes techniques qui font apparaître des images, qui démonte le processus en le mettant sans cesse à vue, cette distance théorique qui nuit à l’inactuel de la vision poétique (qui transforme la poésie en roman en le liant ainsi à l’ordinaire de la réalité – et même, on l’a vu, en autobiographie), se montre finalement le fonds théorique d’un essai à partir duquel est conçue cette œuvre littéraire. Il s’agit, avec les moyens propres à la littérature, de « produire de la pensée » [33]. La littérature recycle, par définition (le sujet de ce colloque en est une preuve), des mots de la langue, des phrases d’auteurs, des images prises ailleurs. Elle fait feu de tout bois récupéré par l’auteur, Robinson bricolant sur sa page jamais déserte. Mais elle le fait en vertu des effets sensibles dont elle est capable en propre, différemment de la philosophie traditionnelle qui n’emploie que la langue et le type d’images que cette dernière peut véhiculer. Le dispositif iconotextuel que met en place Olivier Cadiot est foncièrement littéraire en ce qu’il expérimente les possibles offerts par le livre pour penser le rapport du sujet à soi et au monde contemporain, et manifeste en quoi l’opération « montage/démontage/remontage » n’est qu’un autre nom de l’opération critique et théorique. On sent bien par ailleurs que cette forme, le livre, est déjà obsolète et qu’elle appelle l’écran et les nouveaux possibles formels dont l’exploration commence [34] : la littérature se révèle ainsi comme technique appelée à progresser, comme toutes les techniques.

Et c’est bien là que Cadiot, qui décrit si clairement la position du poète postmoderne, décillé de tout, se révèle et se déclare in fine « plus moderne » (c’est-à-dire à la fois davantage et plus du tout, mais cela s’oppose à post) dans la théorie de la littérature qu’il actualise avec son livre. La littérature moderne est présentée comme une technique de ré-emploi, de recyclage qui peut aussi importer toutes les techniques modernes, extra-littéraires comme intra, toutes appelées à entrer à son service.

Aussi assiste-t-on à une série de substitutions qui change chacune des valeurs symboliques qui caractérisent la littérature moderne, laquelle se voit modifiée sous tous ses aspects : l’activité du poète, son matériau, sa propre désignation… S’ensuit une définition tout à la fois technique et économique.

 

Littérature moderne

Littérature « plus moderne »

Imaginer

Maginer

Création

Production

Citations (entreglose)

Imports supports matériels (pages, écrans)

Langage

Mécanique (reproductibilité technique)

Composition

Montage

Mage, Poète, Voyant

Machine, travailleur, e-mage

Expression du génie

Littérature high tech, poétique de pointe


Mark Alizart avait bien distingué le travail du sample dans l’écriture cadiotienne [35] et faisait prévaloir que la « mécanique lyrique » [36] que revendiquaient Cadiot et Alferi relevait moins d’un « bricolage » à quoi on associe le cut up, que d’une « littérature haute-fidélité ». Cette rupture générale qui constitue la littérature en objet technique a certes pour vocation d’en finir avec

 

cette idéologie diffuse [qui] retrouve, dans l’idée d’un ailleurs sublime, le poncif bourgeois de l’inspiration (…). Bien sûr, quelque chose échappe au démontage mécanique des textes, il y a toujours un reste de l’opération. Mais il n’est pas ailleurs, au fond d’un puits, il est dans l’opération même. Tant qu’il reste l’inconnue de l’équation, reste = x, tant qu’il n’est pas hypostasié en objet de culte, il ne manque pas. Il fait au contraire jouer les pièces, tourner la machine par décalage moteur [37].

 

Faut-il préciser qu’il n’y a pas plus de métaphore dans cette description mécanique de l’opération littéraire qu’il n’y en a ou qu’il n’y en avait dans celle qui promeut, promouvait le manque, l’absence, l’inspiration et l’ailleurs ? Le démontage comme opération littéraire ultra-moderne s’affichant comme telle rend poreuse la distinction – et la hiérarchie – traditionnelle du nommable et de l’innommable : la poésie devient (est) dans la réalité, et non pas dans un ailleurs inaccessible et absent, au cœur du vieux beau Néant mallarméen [38]. L’ambition du poète n’est plus dès lors dans l’épiphanie ex nihilo, mais au contraire dans l’économie, au sens littéraire du terme : l’« organisation des divers éléments d’un ensemble, [la] manière dont sont distribuées les parties » [39], parties qu’il travaille précisément à faire jouer les unes par rapport aux autres et à redistribuer pour établir d’autres rapports. Or, tout entre dans l’économie littéraire d’Olivier Cadiot : les textes comme les images, la culture d’élite et de masse, les technologies ultra-modernes... Son opérateur, comme chacun dans le monde contemporain, dispose joyeusement, on l’a vu, des possibilités du clic comme du cinéma, en plus des vieux outils (page, loupe et ciseaux), pour faire jouer ensemble les images réelles, virtuelles, poétiques et scannées.

 

Poésie du synchrotron

 

Un livre agit souvent comme un accélérateur de particules à l’égard des objets non identifiés qu’il contient. A une certaine vitesse, il les fait apparaître, ne fût-ce qu’à l’état de traces ou de retombées [40].

 

L’autotélisme de la littérature moderne paraît de fait ce que met en question toute l’œuvre de Cadiot : de Spinoza à Deleuze en passant par Sartre, la thèse récurrente, « deviens ce que tu es », s’oppose à la simple simulation, à l’imitation et au redoublement propres à l’image, même si cette dernière est souvent jugée « suffisamment bonne » ; elle contredit aussi l’indifférence propre à la littérature moderne abstraite, en-dehors, du monde actuel (ie à la fois contemporain et réalisé). Pour achever d’être clair après les philosophes, Cadiot effectue un dernier emprunt à une technique extra-littéraire, parmi les plus performantes du moment en matière de production d’images : le détecteur Atlas dans le grand collisionneur de particules (LHC) du CERN [41].

 

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[32] Déclaration d’Olivier Cadiot à Laure Adler dans l’entretien « Hors Champs » op. cit.
[33] Ibid.
[34] Voir ici même la contribution d’Anaïs Guilet, « Remix Gogol : l’adaptation hypermédiatique du Journal d’un fou par Tom Drahos », à propos de la littérature numérique.
[35] M. Alizart, « Les trois âges du sample », Critique n°677, Paris, Les Editions de Minuit, octobre 2003, pp. 776-784. Il précise bien : « En montrant que l’écriture consiste moins dans le fait de voler la parole des autres ou de recycler les déchets du langage (…) que dans le fait d’enregistrer, de mesurer, de sonder et de régler une machine déjà constituée pour qu’elle tourne au mieux, et qu’on pourrait bien appeler la « machine du langage », la machine d’une « lalangue » sans bords, il a emboîté le pas à Lacan » (p. 780).
[36] P. Alferi & O. Cadiot, La mécanique lyrique, Revue de Littérature Générale 95/1, Paris, POL, 1995.
[37] P. Alferi & O. Cadiot, « 49 Digest », Revue de Littérature Générale 96/2, Paris, POL, 1996 (non paginé).
[38] Le geste est derridien, on l’aura reconnu, qui fait jouer des rapports, des circulations multiples à l’intérieur des couples d’opposés. Entre les pièces de la machine, le « décalage moteur », c’est la différance même.
[39] Le nouveau Petit Robert de la langue française, 2009, article « Economie », sens III.
[40] P. Alferi & O. Cadiot, « 49 Digest », op. cit.
[41] Voir le film Le Chant des Particules de Benoît Bourreau dont le texte a été écrit par Olivier Cadiot. (Production Les Films de l’Etranger, Arcadi / Unlimited, France, 2011). Accessible sur le site Le Chant des particules (dernière consultation le 11 août 2015).