Démontage de l’e-mage
(Olivier Cadiot)

- Anne-Cécile Guilbard
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Magie du verbe : l’enfant, le poète, le Voyant est ce Mage qui jouit de ce pouvoir illimité de faire venir des images « comme ça », sans compter que « chaque image en contient une autre » (p. 23). Dans l’écriture, machine déréglée, offerte selon Rimbaud au « dérèglement de tous les sens », l’associationnisme paraît sans limite : à partir d’une photo décrite (on y reviendra), « X in the river », le narrateur enchaîne les images qui lui viennent dans un montage, façon diaporama :

 

Elle travaille à son bien-être. Un charpentier fait disparaître de son torse la sueur et la sciure. Un chasseur se déshabille dans l’eau froide. Un conquistador fait sa pause déjeuner. Saint-Sébastien, tranquille, avant les flèches. Allez, fermons les yeux, ça crépite de partout. Plop, Voie lactée, magnésium, dans le noir ça imprime une découpe verte (p. 10).

 

La démiurgie poétique, ainsi illustrée dans la jubilation de sa toute-puissance, « les yeux fermés », convoque et récupère du vu et de l’entendu, s’endettant au fonds du fini, du connu, pour en faire du nouveau par le biais du montage, de l’ajout, du retrait, ainsi que du commentaire qui décrit ce fonctionnement.

Le rythme et l’écart des déplacements qu’augurent, même dans une unique phrase, les juxtapositions d’éléments prélevés dans des domaines très éloignés les un des autres (ainsi « plus l’image sera forte », prescrivait Reverdy [14]) font de cette œuvre, montage manifeste, l’exemplaire illustration de la puissance du langage, à la manière d’un Mallarmé contemporain qui, à l’ère numérique, ferait se lever, d’un clic en activant la fonction « Parole », des fleurs absentes de tout bouquet, désormais en 3D.

 

à une époque les gens écrivaient comme ça pour économiser de la place.
[Image : fac similé de manuscrit anonyme et reproduit en trop petit pour être lisible]
Comment établir un espace en profondeur entre ces lignes ?
Une recherche en 3D ? (p. 74)

 

L’espace de la page n’est plus seulement interrogé dans les deux dimensions de sa minceur frontale, c’est la pensée de l’écran qui l’anime, qui, si elle rejoint l’aspiration poétique à faire apparaître des objets par les mots seuls répartis sur la page, l’altère en même temps en intégrant les possibles modernes : virtualité de l’hyperlien, du clic qui peut faire remonter automatiquement du fond d’une autre page le fragment qui y était déposé.

Parce que les images qu’évoque Olivier Cadiot, ou Robinson, celles qu’il appelle à la conscience de ses lecteurs, sont prises à l’intérieur d’un imaginaire technologique propre au XXIe siècle ; le narrateur équipé peut aussi bien réfléchir sur – et montrer – des documents d’archive que les interroger par le biais des outils contemporains. C’est la machine qui permet cela, et l’une des centaines de pages du manuscrit [15] donne le nom du genre littéraire qu’invente et que pratique ici l’écrivain : c’est un « auto monologue », ou monologue automatisé, replié sur lui-même comme tout poème moderne, mais qui informe l’expression d’un sujet devenant machine et qui s’énonce comme tel.

Le livre apparaît de fait comme l’illustration de la réflexion de Deleuze, cité dès les premières pages, lorsqu’il reliait, à Vincennes en septembre 1984, l’image cinématographique et l’image de la pensée :

 

Vous me direz, mais être réduit à l’état d’automate, c’est bon ça ? Evidemment que c’est bon. Mais pourquoi c’est bon ? Pourquoi c’est notre rêve à tous ? Ca a toujours été le rêve : un automate qui crie. Pourquoi ? En quoi c’est le rêve ça ? [16] (p. 11).

 

Le montage qui rappelle ici le sample d’une chanson de l’album Hôtel Robinson [17], se révèle alors la technique affichée de l’expression de la pensée du sujet, « automate spirituel » qui s’enchante des moyens modernes mis à sa disposition : changements et mouvements de caméras l’émerveillent. « Qui disait ça : Mon prochain film, je le ferai les yeux fermés. C’est une bonne idée. Allons-y. / Le cinéma c’est bien. » (p. 18). Le Mage est ainsi une sorte de Godard écrivain, affranchi des contraintes techniques de la citation visuelle, c’est-à-dire de l’image enregistrée par la machine. L’auto monologue, film fait les yeux fermés, met en œuvre le langage automatiquement dans une machinerie dont l’énonciateur affecte la maîtrise en multipliant les verbes d’action à la première personne : par exemple dans la correspondance de Vigny, page 108, « je coupe » rythme la page toutes les deux ou trois lignes brisées de citation en italique.

 

Illusion de la toute-puissance du langage : recours à la technologie

 

Cependant, la toute-puissance du langage poétique, sa capacité sublime à faire apparaître des images « comme ça » est simulée par le Mage, trop contemporain pour ne pas tenir l’illusion come suspecte. L’incipit traduit son admiration pour un autre médium, technique, qui est la photographie, et la perfection avec laquelle celle-ci parvient à imiter (disons dans un premier temps) un corps dans une rivière :

 

Vu une photo dans le journal, en couleur. Une femme au milieu de l’eau, une rivière, un homme ? Elle a l’air bien, immobile comme ça, bras croisés. Elle compresse ses seins, cheveux mouillés, torsadés, courts, blonds. Ce qui est frappant, c’est son calme. C’est juste quelqu’un, au milieu de la rivière verte, point fixe dans le courant, on dirait qu’elle ne pense à rien, elle souffle, allez, on inspire. Et on expire, l’eau jusqu’à la taille, on fait barrage de son corps, comme ça. C’est beau à voir, deux rides d’eau s’accélèrent autour de ses hanches, elle a une moitié du corps au soleil, moitié au frais, c’est parfait. L’eau est verte, je suis allé vérifier dans une autre rivière cette valeur de vert. C’est approchant. L’appareil choisit le vert tout seul, le suffisamment bon vert. Cette image réussit à traduire ce que ressentirait n’importe qui planté là au milieu de l’eau. D’un coup de baguette, clic-clac, allez, je m’arrête (Incipit, p. 9, je souligne).

 

Perfection de la mimésis, et automatisation ; facilité de l’imitation. La photo selon le narrateur réussit parfaitement à traduire le sentiment, l’image s’exprime avec efficacité. Le commentaire fait entendre la voix de l’expert qui apprécie l’adéquation du rapport à la réalité : beau, parfait, approchant, suffisamment bon [18] : l’image vue est exactement la représentation de la réalité comme représentation de la réalité, avec son pouvoir de fascination (de présence) et sa distance. Cette valeur d’efficacité met aussi en exergue un vocabulaire économique : la performance de l’image est remarquable en ce qu’elle raccourcit le temps de production (clic clac), et livre un produit satisfaisant aux exigences liées à la représentation en termes de qualités esthétiques et dénotatives, reproduction technique parfaite réussissant facilement à se substituer à la réalité et dessinant ainsi une sorte d’idéal postmoderne.

 

>suite
retour<
sommaire

[14] L’image selon Reverdy « est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. (…) Une image n’est pas forte parce qu’elle est brutale ou fantastique – mais parce que l’association des idées est lointaine et juste » (P. Reverdy, Nord-Sud, numéro 13, mars 1918, Nord-Sud n°1 – 1917-1919, Paris, Ed. Jean-Michel Place, 1980). Le poète poursuit ainsi : « […] Ce qui est grand ce n’est pas l’image – mais l’émotion qu’elle provoque ; si cette dernière est grande on estimera l’image à sa mesure ».
[15] Manuscrit identifié sous le titre « et si je faisais un film ». Je remercie l’auteur de m’en avoir permis l’accès.
[16] « Automate spirituel, automate spirituel, alors c’est ça, le cinéma ne serait pas seulement l’image automatique, il serait le corrélat de l’image automatique et de l’image de la pensée, c’est à dire la corrélation de l’image automatique et de l’automate spirituel qui lui correspond. Vous me direz : mais être réduit à l’état d’automate spirituel, c’est bon ça ? Evidemment que c’est bon, évidemment que c’est bon. Mais pourquoi que c’est bon, ça a été notre rêve à tous, du moins notre rêve de la pensée, c’est ça que Duhamel ne savait pas, ça toujours été le rêve de la pensée. Un automate qui crie. Pourquoi ? C’est ça qu’il faut voir maintenant, en quoi c’est le rêve de la pensée çà ? » (G. Deleuze, cours du 30 septembre 1984 (dernière consultation le 12 août 2015).
[17] R. Burger et O. Cadiot, Hôtel Robinson, op. cit.
[18] Où l’on entend la référence au concept du psychanalyste Winnicott de la « suffisamment bonne mère » assurant la représentation continue du monde auprès de l’enfant, même en son absence. Cf. D. W. Winnicott, La Mère suffisamment bonne, trad. G. Harrus-Révidi, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 2006 (1966). Le concept est récurrent dans l’œuvre.