Démontage de l’e-mage
(Olivier Cadiot)

- Anne-Cécile Guilbard
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Et puis les gens sont habitués aux trafics d’images. La moindre publicité pour EDF est plus invraisemblable que Nadja. Le moderne c’est déjà vu. Tout le monde connaît ça, partout, avec les petits interludes qui servent à rafraîchir le cerveau, ardoises magiques que l’on propose partout, sur des écrans, dans les salles d’attente des hôpitaux, avec les livres portables et les nouvelles tablettes de cire électriques. Il y a de l’abstrait, du rêve, des superpositions partout, des monochromes en salle de réanimation, des sculptures en plastique au bord des tramways. C’est aussi beau qu’une photo de champ de coquelicots dans une cuisine d’autrefois. Ca sert à habiller les choses qu’on veut vendre en masse. Tout le monde s’est habitué, c’est devenu aussi accessible que les peintures de Lascaux. (…) Ne nous demandez plus d’être logiques depuis que vos enfants savent déjà faire du Picasso à cinq ans [1].

 

Ce constat général du contexte visuel contemporain qui concerne l’activité d’un écrivain, « nous », fait directement écho à l’opposition bien connue qu’Adorno et Horkheimer font dans les années 1960 en inventant le concept d’industrie culturelle pour l’opposer à l’art et décrire la manière dont se constitue une culture de masse qui s’oppose à la haute culture. Dans l’article de 1964 publié dans Communications, Adorno explique :

 

L’industrie culturelle se mue en public relations à savoir la fabrication d’un good will tout court, sans égard à des producteurs ou des objets de vente particuliers. On s’en va chercher le client pour lui vendre un consentement total et sans réserve, on fait de la réclame pour le monde tel qu’il est, tout comme chaque produit de l’industrie culturelle est sa propre réclame [2].

 

Mais au-delà de ce constat similaire, il semble que Cadiot a bien lu le rapport à la technique qui distingue pour Adorno l’industrie culturelle de l’œuvre d’art :

 

Le concept de technique qui règne dans l’industrie culturelle n’a de commun que le nom avec celui qui vaut dans les œuvres d’art. Celui-ci se rapporte à l’organisation immanente de la chose, à sa logique interne. Au contraire, la technique de distribution et de reproduction mécanique reste pour cela toujours en même temps extérieure à son objet. L’industrie culturelle a son support idéologique en ce qu’elle se garde minutieusement de tirer toutes les conséquences de ses techniques dans ses produits. Elle vit en quelque sorte en parasite sur la technique extra-artistique de la production des biens matériels, sans se préoccuper de l’obligation que crée le caractère positif de ces biens pour la construction extra-artistique, mais aussi sans égard à la loi formelle de la technique artistique [3] (je souligne).

 

Dans Un mage en été, publié chez POL en 2010, le projet d’Olivier Cadiot pourrait bien consister à « tirer toutes les conséquences de ses techniques dans ses produits », à produire un objet littéraire, une œuvre d’art, à partir des nouvelles techniques dont Adorno fustigeait avec Horkheimer les usages, en faisant apparaître ce concept d’industrie culturelle in extenso à l’intérieur de sa production poétique. Non pas donc produire un objet dans l’industrie culturelle qui sera pris en charge par elle, mais à l’inverse, et selon la direction qu’Adorno marque dans ce passage, intégrer à l’œuvre d’art les techniques extra-artistiques de diffusion et de reproduction.

Un mage en été se présente en effet d’emblée comme ouvrage postmoderne, c’est-à-dire d’un post-structuralisme fun à l’ère « du capitalisme tardif », pour reprendre les mots de Fredrik Jameson [4]. Il l’est non seulement par la juxtaposition dans ses pages d’une prose aux retours à la ligne trop fréquents pour ne pas faire poème et d’images de toutes sortes, mais encore par l’intermédialité jubilatoire qui le constitue : citations, allusions, emprunts et références tant littéraires que visuels forment, thématiquement et formellement, l’épaisseur archéologique de l’œuvre.

La poétique cadiotienne, proche de celles des amis Hocquard et Prigent, vient du cut up. Le premier ouvrage publié, L’art poétic’ (POL, 1988), était un ready-made constitué de montages à partir de fragments d’exercices de grammaire empruntés à des manuels. Si la traduction (du Cantique des cantiques [5], de Gertrude Stein [6], et récemment d’Ibsen [7], la chanson samplée (avec Rodolphe Burger [8]), le théâtre (avec Lagarde et Poitreneaux [9]) manifestent dans toute l’œuvre un travail attentif des mots, du sens et du rythme, du son et du rapport des corps aux espaces, Un Mage en été se présente comme le premier livre-objet de cet écrivain traversé par la littérature et les arts contemporains en ce que ce volume contient, en plus des métaphores, des images matérielles intégrées dans les pages. Du point de vue du seul texte, c’est aussi la première fois que le cut up est décrit, commenté et en fait performé comme un geste lié à l’optique : découper dans une lettre de Vigny à la loupe : « ça fait de petits blocs avec des lettres énormes avec du flou autour, un vertige autour d’une loupe » (p. 108).

Le geste, promoteur au début du siècle dernier d’une nouvelle définition de l’œuvre d’art (On pense évidemment à Marcel Duchamp et au nominalisme avec ses ready-mades [10]), est ce qui apporte la seule unité, liée à la première personne du singulier du sujet qui le performe et le décrit, au foisonnement divers des phrases et des objets qui constitue le livre. Robinson, puisque tel est le nom usuel du narrateur alter ego de l’auteur [11], récupère et recycle les objets trouvés, au premier rang desquels du texte :

 

Le texte tout seul, on dirait qu’il est tout triste, oh le pauvre texte sans voix. Avec toutes ces petites choses abandonnées. Ces histoires perdues, ces petits poèmes orphelins. / C’est d’un triste (p. 111).

 

Le ton pathétique est joué, à la manière des fictions enfantines (qu’imite l’écriture avec la simplicité de son lexique et l’omniprésence des déictiques), fictions dans lesquelles la désignation de n’importe quoi le convertit immédiatement en chose intéressante vue ailleurs ; suit mécaniquement la fabrication d’aventures fabuleuses et d’événements fantastiques [12]. Mais le jeu de l’enfant qui se tient compagnie en s’inventant des histoires se combine de plus à l’injonction nietzschéenne [13], en proposant un mix de l’enfance (hyperactive) et de la théorie : « deviens ce que tu es et au lit » (p. 58).

 

Deviens ce que tu es, je comprends maintenant ce que ça voulait dire, ça part dans les deux sens en même temps, c’est en provoquant une chose qu’elle s’actualise. / Un drakkar au milieu d’une rivière. Un cheval traverse un lac glacé (p. 115).

 

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sommaire

[1] O. Cadiot, Un Mage en été, Paris, POL, 2010, p. 18. Sauf indication contraire, toutes les références de pages qui suivront se rapporteront à ce volume.
[2] Th. W. Adorno, « L’industrie culturelle », Communications, 3, Paris, Seuil, 1964, pp. 12-18 (p. 13).
[3] Ibid., pp. 14-15.
[4] F. Jameson, Le postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif, (trad. F. Nevoltry), Paris, éd. Beaux-Arts de Paris, 2007 (1991).
[5] O. Cadiot & M. Berdet, Le Poème : Traduction du Cantique des cantiques, Paris, Bayard, « Bible 2001 », 2002.
[6] O. Cadiot, To be sung, Gertrude Stein, Arles, Actes Sud, 1995.
[7] Traduction et adaptation des Spectres (1882) d’Ibsensous le titre Les Revenants en collaboration avec le metteur en scène Thomas Ostermeier au Théâtre de Nanterre - Les Amandiers, 2013.
[8] R. Burger & O. Cadiot, Cheval-mouvement, éd. Dernière bande, 1993 ; On n’est pas des Indiens c’est dommage, ed. Ici d’ailleurs, 2000 ; Hôtel Robinson, éd. Dernière bande / Wagram, 2002 ; Psychopharmaka, éd. Dernière bande, 2013.
[9] Olivier Cadiot adapte pour les mises en scènes en collaboration avec Ludovic Lagarde Fairy Queen (Paris, POL, 2002), Un nid pour quoi faire (Paris, POL, 2010), et les deux monologues interprétés par Laurent Poitreneaux Le Colonel des zouaves (Paris, POL, 2004) et Un Mage en été (op. cit.).
[10] Cf. Th. de Duve, Nominalisme pictural. Marcel Duchamp, la peinture et la modernité, Paris, Minuit, « Critique », 1984.
[11] L’alter ego de l’auteur récurrent dans toute l’œuvre apparaît pour la première fois dans O. Cadiot, Futur, ancien, fugitif (Paris, POL, 1993).
[12] La chanson de Juliette « Garçon manqué » (dans Le festin de Juliette, éd. Polydor, 2002) procède de même avec l’enfant qui raconte les aventures extraordinaires qu’elle connaît sur « le grand tapis de l’entrée ».
[13] « Cette citation des deuxièmes Pythiques de Pindare est fréquente chez Nietzsche, voir [Zarathoustra] et le sous-titre d’Ecce Homo : « Comment l’on devient ce qu’on est » », notent les éditeurs de Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. M. de Gandillac, Gallimard, « Folio Essais », 1971 (1885), p. 291, note 1, p. 479.