« Chaosmos ».
Le Rire de la Méduse d’Hélène Cixous,
les « sextes » de Nancy Spero
et les arts plastiques
- Catherine Nesci
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Pour finir, j’évoquerai l’un des usages de la Méduse qui a également influencé la réception esthétique et intermédiale du texte-performance d’Hélène Cixous, à savoir l’essai de la critique littéraire Patricia Yaeger, « Vers un sublime féminin », publié en 1989 [45]. Celle-ci repense l’histoire du romantisme européen du point de vue des constructions genrées de l’expérience esthétique. Dans le romantisme, écrire et éprouver le sublime sont le domaine réservé des écrivains et des poètes, que l’on lise Burke ou Kant, Wordsworth ou Shelley. Or, selon Patricia Yaeger, les « féministes françaises » proposent une nouvelle pratique du sublime, une ré-invention « du sublime selon un mode féminin » : « inventer, pour les femmes, un vocabulaire de l’extase et de l’autonomie, une nouvelle manière de lire l’expérience féminine » [46]. P. Yaeger s’appuie sur la célèbre séquence du Rire de la Méduse associant la femme au vol, vol de/dans la langue, vol dans l’espace de la femme oiseau et voleuse [47] ; la performeuse chante ainsi « la nageuse aérienne, la voleuse » [48]. Selon P. Yaeger, l’essai poétique et philosophique d’H. Cixous dessine une nouvelle architectonique de la puissance féminine, dans laquelle il ne s’agit pas d’éprouver un sublime vertical de la domination, du gonflement de soi au détriment de l’autre, mais un sublime horizontal, transversal, qui se refuse aux luttes œdipiennes. On l’a vu, dans le texte-performance du Rire de la Méduse, les performeuses sont invitées à se placer dans la position du vol, de l’envol, de la fuite. Ces femmes, N. Spero leur donne forme et mouvement dans ses panneaux d’acrobates, de danseuses et d’athlètes. Si l’art du XXe siècle n’a eu de cesse de « dé-sublimer » l’art, de clamer la mort de l’auteur ou la mort de l’artiste, les femmes, les minorités sexuelles ou ethniques n’ont-elles pas une autre approche de la subjectivité, de la créativité et de l’expression artistique dont elles ont été privées ?
On peut ainsi mieux comprendre que tant de femmes artistes, dans le monde, aient compris l’appel à retrouver leur force dans leur fragilité (« Au long assourdi de leur histoire, elles ont vécu en rêves, en corps mais tus, en silences, en révoltes aphones » [49]), à investir une libido « cosmique », contre l’anatomie politique et cloisonnée du couple « tête-sexe ». Ecoutons à nouveau l’écriture-peinture-musique d’H. Cixous : « Ecris ! Et ton Texte se cherchant se connaît plus que chair et sang, pâte se pétrissant, levant, insurrectionnelle, aux ingrédients sonores, parfumés, combinaison mouvementée de couleurs volantes, feuillages et fleuves se jetant à la mer que nous alimentons » [50]. Ce passage du Rire de la Méduse m’est venu immédiatement à l’esprit quand j’ai découvert l’œuvre toute récente de la jeune artiste californienne Ruby Osorio, intitulée Laugh of the Medusa (fig. 7). Dans ses œuvres, l’artiste emploie la gouache et l’acrylique, l’encre et le pastel, ainsi que la technique du collage et l’aérographe pour instaurer un flot continu dans l’image et créer une atmosphère onirique autour de figures féminines, ornementées de fleurs et d’animaux (souvent des plumes d’oiseaux) cachant et dessinant en même temps des secrets intimes [51]. Dans Laugh of the Medusa, l’artiste se réfère à un rituel de fertilité indonésien d’aiguisement des dents, qu’elle transpose dans la pose de sa belle au bois dormant, dont la bouche, touchée par une baguette tenue par une autre main féminine, laisse s’envoler des dents, et des rubans au bout desquels flottent des orchidées. On devine le torse de la femme allongée, plongée dans le sommeil et dans le processus onirique, comme suspendue dans un autre espace et un autre temps, un autre univers. Les variations sur le vert et le bleu dans la chevelure et le tissu qui couvre le torse mettent en relief les orchidées de couleur pourpre, violette et rose foncé. L’absence de cadre et d’arrière-plan transforme la dormeuse en figure de « nageuse aérienne », de « voleuse », pour reprendre les images verbales du Rire de la Méduse [52].
Eau vive
Dans Le Rire de la Méduse, l’excès producteur de chaos qu’orchestre la performeuse dans le système des appartenances et des attributs identitaires normés provoque un « chaosmos » du personnel, puis engendre un nouveau monde [53]. Dans la section 7 de l’essai, la Nouvelle se libère de l’Ancienne (comme l’imaginait la section 2), pour vivre et déterminer son histoire ; elle écrit et recrée le monde à partir du chaos imposé par la violence et le désordre masculins. Cet appel, profondément politique, a-t-il encore un sens ? Ou bien quel sens prend-il, au début du XXIe siècle, dans nos sociétés néolibérales où les nouvelles valeurs du marché globalisé et d’un univers hypermédiatisé consacrent la fugacité, l’impermanence, la mobilité et la non-fixation dans un lieu, dans un « home », sans oublier la mise en scène spectaculaire de soi ? Que devient cet appel même, après les œuvres de Virginie Despentes, Catherine Millet, Catherine Cusset, Christine Angot ou Lorette Nobécourt, ou les films de Catherine Breillat ?
Malgré les changements du cadre historique et social, entre les années 1980 et la seconde décennie du XXIe siècle, et l’explosion d’une écriture féminine de l’abjection et de la sexualité, le parcours de la riche réception plastique et esthétique du Rire de la Méduse, tout au moins de sa version anglaise, met en valeur la présence et l’actualité de la voix de la Méduse, toujours de part en part anachronique, faite d’un désir vivant d’images et d’écrits nourries de corporéité et de subversion. Cette actualité, Katerine Gagnon et Evelyne Ledoux-Beaugrand, par leurs travaux sur les rapports entre texte et image, en ont fait le principe d’une réflexion collective intitulée « Parler avec la Méduse. Performativité du texte et de l’image dans les productions artistiques contemporaines de femmes ». Ce numéro spécial de la revue Textimage nous permet de découvrir les résultats de la riche réflexion collective qu’elles ont menée à bien. Dans leur appel à contributions, les chercheuses faisaient ainsi référence à la réflexion cixoussienne, toujours recommencée, toujours vivante, sur la performance corporelle et l’intermédialité des arts : « Dès lors qu’elle n’est plus abîme et silence, la Méduse devient "eau vive", figure de création et de production qui engage, à force de regards, d’images ou de mots, à "pourchasser l’invisible qui vit caché derrière la vie" » [54].
[45] Patricia Yaeger, « Toward a Female Sublime », dans Gender and Theory. Dialogues on Feminist Criticism, sous la direction de Linda Kauffman, Oxford, Basil Blackwell, 1989, pp. 191-212.
[46] Ibid., p. 192 ; j’ai traduit le terme anglais empowerment par « autonomie » dans ce contexte.
[47] H. Cixous, Le Rire de la Méduse, op. cit., p. 58-59.
[48] Ibid., p. 62.
[49] Ibid., p. 56.
[50] Ibid., p. 61.
[51] Voir à ce propos le commentaire de Dion Johnson, livret de l’exposition Tomorrow Never Knows, Ruby Osorio et Macha Suzuki, 27 octobre-24 novembre 2009, Harris Art Gallery, The University of La Verne, Californie.
[52] H. Cixous, Le Rire de la Méduse, op. cit., p. 62.
[53] Ibid., p. 59.
[54] Je cite l’appel à contributions d’après le site de Fabula. Pour la référence au texte d’H. Cixous, voir la note 42 plus haut.