« Chaosmos ».
Le Rire de la Méduse d’Hélène Cixous,
les « sextes » de Nancy Spero
et les arts plastiques
- Catherine Nesci
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Fig. 6. B. DeGeneviève, Screaming Fem (anciennement
Laugh of Medusa), 1988
Relisons l’écriture-peinture-musique d’H. Cixous sur la « dissidanse » de l’artiste. Le texte se réfère à plusieurs installations et collages de l’artiste, et illustre merveilleusement l’esthétique « spérienne » de l’hétérogène et la liberté sous toutes les formes dont jouissent les figures féminines, liberté tant mentale que physique et sociale :
Ces cortèges d’anges musiciens, ces parades de Girls-Vulviques, ces bandes de Bacchantes prométhéennes, ces chapardeuses de feu, ces mélanges drolatiques d’Ulysse et de Sirène, qui filent à toute allure le long d’un rouleau de bande dessinée avec sous le bras le pénis piqué à quelque Phallocrate Borgne ensommeillé, tous ces personnages illustrent, – envers et contre tous les clichés du siècle qui s’emploient à vendre de l’image-de-la-femme-comme-passivité, etc. etc. etc. – la Vertu de Vie qui est toujours la Première à Rire et à Courire, dans toutes les circonstances [37].
Vols/envols : retour de la Muse-Méduse
J’ai présenté ici un aspect de la réception plastique du texte d’H. Cixous, dans sa version anglaise, The Laugh of the Medusa, à travers l’œuvre et les images mixtes de Nancy Spero. Comme le montre ce numéro spécial, d’autres références pourraient étoffer la liste d’œuvres artistiques qu’a inspirées l’essai, texte-performance… et « coup de téléphone de la part de Méduse », comme l’écrit H. Cixous pour la réédition du Rire de la Méduse. En 1988, utilisant un tout autre support, Barbara DeGeneviève, photographe, vidéaste et performeuse, crée un cliché-verre intitulé Laugh of Medusa [Rire de Méduse], qui est également un objet mixte, combinant texte et image sur un fond noir (fig. 6) [38].
Objet provocateur, dérangeant et étrange, le cliché reste énigmatique, ambigu : est-ce un cri d’horreur ou un énorme rire que pousse la personne dont on n’aperçoit que la bouche grand ouverte et un bout de langue, et, apparemment, les yeux (mais ceux-ci sont clairement dessinés ou recréés par le dessin) ? Surimposé sur le visage, un moule-carcan portant des marques striées telles des lacérations, cache les traits, dépersonnalise ou dé-figure la personne. Enfin, autour du masque-moule, cadre dans le cadre, écrit blanc sur noir (imprimé à « l’encre blanche » ?), est reproduit un extrait du Rire de la Méduse en anglais ; il s’agit du passage dans lequel l’essayiste et performeuse remet en question le primat du phallus, et l’image grotesque de l’homme qui en résulte, « idole aux couilles d’argile ». Comme Nancy Spero, Barbara DeGeneviève intègre le texte dans l’image, mais dans son œuvre autoréflexive, qui découpe une énorme bouche (sous le verre, dans le masque ?) et évoque la voix cherchant à s’extérioriser, à sortir de la gorge, elle insiste davantage sur les paradoxes de l’image ; le spectateur/la spectatrice se demande à quoi il/elle a affaire : photo, écran, copie, empreinte, calque, dédoublement, altération [39] ? Et l’attention se porte de gauche à droite du visage caché – dans l’ordre de la lecture – sur le rapport entre le visage grossièrement masqué, le cri possible qui sort de la bouche ouverte, et le texte iconoclaste sur les fausses idoles, la fétichisation du phallus et la double disparition de la femme (devant le phallus) et de la féminité hors de la masculinité.
Citons le texte du Rire de la Méduse, avec, entre crochets et en italiques, l’extrait que reprend Barbara DeGeneviève en anglais :
A force d’affirmer le primat du phallus, et de le mettre en œuvre, l’idéologie phallocrate a fait plus d’une victime : femme, j’ai pu [être obnubilée par la grande ombre du sceptre, et on m’a dit, adore-le, celui que tu ne brandis pas. Mais du même coup on a fait à l’homme ce grotesque et, songes-y, peu enviable destin d’être réduit à une seule idole aux couilles d’argile. Et, comme le notent Freud et ses suivants, d’avoir si peur d’être une femme ! Car, si la psychanalyse s’est constituée depuis la femme, et à refouler la féminité (refoulement qui, les hommes le manifestent, n’est pas si réussi que ça), de la sexualité masculine, elle rend un compte à présent peu réfutable ; comme toutes] les sciences « humaines », elle reproduit le masculin dont elle est un des effets (p. 53) [40].
La tête masquée délimite une béance autour de laquelle le texte s’organise ; on peut aussi imaginer que la tête pousse, comme pour émerger, à travers le texte ou son signifié. Le cliché verre de Barbara DeGeneviève invite donc à réfléchir non seulement, par le biais du texte reproduit, sur les processus de refoulement à l’œuvre dans la construction et la hiérarchisation des identités sexuées, mais également sur l’image et le pouvoir de fascination qu’elle recèle. La tête que l’on devine, l’absence de corps et de contours, les symétries faussées que disposent faussement le cadre et la reproduction des lettres imprimées : autant d’éléments que cette œuvre au noir étale, aplanit, comme pour mieux appeler l’imagination vers l’arrière, vers ce qui nous reste invisible.
H. Cixous est revenue, tout récemment, sur le rapport entre Méduse et le désir de voir, qui « met en danger de mort », dans son long essai qui précède et accompagne l’œuvre de Roni Horn, Rings of Lispector (Agua Viva), images parlantes et photographies sur les bords du texte de Clarice Lispector, Agua Viva, nom de la Méduse en portugais :
Agua Viva Medusa a le pouvoir de fasciner. Elle est une sorte de dieu caché. Elle attire et ne répond pas. Elle est le caché du dieu.
Le masque neutre et visible de l’invisible.
C’est elle qui pousse l’artiste peintre, l’artiste de choses à voir, à dessiner, photographier, pourchasser l’invisible qui vit caché derrière la vie.
C’est elle qui promet de ne pas dire et ne pas révéler, mais en échange elle promet, elle promet de promettre, elle pro-met, elle met en avant, elle jure qu’il y a autre chose, et cela vaut la peine de chercher même si on ne trouve jamais [41].
Trente ans après Le Rire de la Méduse, c’est à une approche renouvelée de l’image que nous convie ici H. Cixous, eau vive, et non plus Méduse pétrifiante ou féminin sidérant, voire castrateur, mais élan de création, flot de mots, instance de langage, promesse de promesse ; flot d’images à voir, traces de figures, à poursuivre pour ce qu’elle nous cache ou nous révèle.
Certes, la richesse et la durée, tout à fait exceptionnelles, de la réception artistique du Rire de la Méduse s’explique en partie par les débats que le « French feminism » [ou « féminisme français »] – ainsi nommé aux USA et regroupant la pensée de Julia Kristeva et de Luce Irigaray, en plus de l’œuvre d’Hélène Cixous – a suscités dans les cercles lettrés et universitaires, des années soixante-dix aux années quatre-vingt-dix, et les multiples nœuds gordiens que les pensées féministes ou les études de genres nouèrent entre essentialisme et constructivisme, entre identité et différence. Autant de dualités que l’essai-performance d’H. Cixous invitait justement à subvertir plutôt qu’à réifier, notamment par son exploration de la bisexualité – « bisexualité en transes qui n’annule pas les différences, mais les anime, les poursuit, les ajoute […] » [42] – et de l’intersectionnalité, dont l’affirmation, pluralisée, de l’amante du Cantique des Cantiques : « nous sommes "noires" et nous sommes belles » [43]. Dans les cercles artistiques, le débat entre féminisme de la différence et dissidence déconstructive eut aussi lieu, comme la polémique qui opposa Nancy Spero et Jane Weinstock dans les colonnes de la revue Art in America, en novembre 1983. Nancy Spero y revendiquait la double teneur sexuelle et genrée de Let the Priests Tremble et défendait la représentation de la sexualité et de l’être-femme, contre le choix que certaines artistes firent d’une simple subversion des symétries et des privilèges masculins : « La représentation des corps de femmes est-elle réservée aux seuls hommes ? Où sont les images de femmes prenant en charge leur sexualité et leur vie ? », demandait-elle avec beaucoup de bon sens [44]. On a vu quelles réponses l’artiste a apportées à la question fondamentale de la subjectivité féminine et de la place des femmes dans la création artistique, non plus comme objets ou signes du regard et de la représentation masculins, mais comme sujets et créatrices.
[37] H. Cixous, « Dissidanses de Spero », Peinetures. Ecrits sur l’art, op. cit., p. 70.
[38] Barbara DeGeneviève est également professeure à la School of the Art Institute de Chicago, où elle dirige le département de la photographie. Pour sa biographie et ses œuvres, voir son site. Elle m’a confié que ce cliché verre faisait partie de la série qu’elle avait créée après le suicide de sa mère en 1985 ; elle a lu Le Rire de la Méduse en anglais en 1987, et a été vivement marquée par les passages sur l’écriture comme anti-castration et la remise en question de la castration féminine. Le cliché verre est visible sur le site de l’artiste. Dernièrement, DeGenevieve l’a rebaptisé : Screaming Fem.
[39] Je renvoie au livre de la regrettée Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, L’Idée d’image, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1995, pour toutes les questions relatives au paradoxe de l’image, sur l’imaginaire de l’image, fausse présence, fuyant le concept, mais ouvrant à la réflexion sur l’idée.
[40] En anglais – le texte reproduit par l’artiste est cité ici entre crochets : « By virtue of affirming the primacy of the phallus and of bringing it into play, phallocratic ideology has claimed more than one victim. As a woman, I've [been clouded over by the great shadow of the scepter and been told: idolize it, that which you cannot brandish. But at the same time, man has been handed that grotesque and scarcely enviable destiny (just imagine) of being reduced to a single idol with clay balls. And consumed, as Freud and his followers note, by a fear of being a woman! For, if psychoanalysis was constituted from woman, to repress femininity (and not so successful a repression at that-men have made it clear), its account of masculine sexuality is now hardly refutable; as with all] the “human” sciences, it reproduces the masculine view, of which it is one of the effects », « The Laugh of the Medusa », art. cit., p. 884.
[41] Hélène Cixous, « See the Neverbeforeseen »/« Faire voir le jamaisvu », dans Roni Horn, Rings of Lispector (Agua Viva), Zürich et Londres, Hauser & Wirth/ Göttingen, Steidl, 2005, p. 13. Texte repris dans « Faire voir le jamaisvu », Peinetures, op. cit., p. 74.
[42] H. Cixous, Le Rire de la Méduse, op. cit., p. 52.
[43] Ibid., p. 42.
[44] Nancy Spero, « On Women & Laughter », Art in America, novembre 1983, p. 7. Texte anglais : « I interpret my piece Let the Priests Tremble… as a cunt painting, a new representation on the subject of sexuality, on being female rather than playing pet or merely "subversive" to male symmetries and privilege »; « Can one be "literal" about women where women do not appear ? Is the representation of women’s bodies only reserved for men ? Where are the images of women taking charge of their sex/lives ? ».