« Chaosmos ».
Le Rire de la Méduse d’Hélène Cixous,
les « sextes » de Nancy Spero
et les arts plastiques
- Catherine Nesci
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Arrivantes de toujours : les « sextes » de Nancy Spero
Avant de nous pencher sur les figurations que l’artiste Nancy Spero fit de l’anti-castration, partons de la fin du premier paragraphe du Rire de la Méduse, qui lançait, et relance, un appel au mouvement : « Il faut que la femme se mette au texte – comme au monde, et à l’histoire –, de son propre mouvement » [14]. Dans cette naissance, qui est aussi re-naissance – celle-là même que fait advenir l’essai –, la femme joue en même temps le rôle de nouveau née, de jeune née, de mère, de sage-femme ; elle doit se mettre au texte : mettre en œuvre son moi créateur, se mettre en scène à la fois comme sujet individuel et sujet collectif ; « femme-sujet universelle », profère la performeuse [15]. Plusieurs passages expriment les supports de ce défi et de cette stratégie esthétique : la part de la corporéité et le refus de refouler les fantasmes ; la richesse de tous les sens et de la jouissance ; une pratique intermédiale des arts et de l’écriture. Ainsi la praxis corporelle et artistique que promeut Le Rire de la Méduse « se prolonge et s’accompagne d’une production de formes, d’une véritable activité esthétique, chaque temps de jouissance inscrivant une vision sonore, une composition, une chose belle. La beauté ne sera plus interdite » [16]. Dans la foulée (et le même paragraphe), écriture et imaginaire sont associés à la musique et à la peinture ; les fantasmes, identifiés par la métaphore (« coulées ») aux sécrétions qu’engendrent le désir et le plaisir, comme les rythmes ovariens de la fertilité, sont associés à ce qui n’a jamais été dit, entendu, proféré : « L’imaginaire des femmes est inépuisable, comme la musique, la peinture, l’écriture : leurs coulées de fantasmes sont inouïes » [17]. L’essayiste et néologue invoque l’exploration de l’« érogénéité » [18], terme hybride désignant l’altérité d’un éros hétérogène dont la carte utopique suit le tracé du sexe féminin comme organe du plaisir et de l’engendrement. Unie aux autres femmes par cet imaginaire partagé et cette expérimentation commune, la performeuse mêle sa voix aux voix collectives des femmes qui ne se censurent plus. Dans une auto-mise en scène, elle confie son expérience d’autocensure, osant même l’aveu où s’articule le désir de l’œuvre à faire, doublement – par la parole comme par l’image picturale : « Et moi aussi je n’ai rien dit, je n’ai rien montré ; je n’ai pas ouvert la bouche, je n’ai pas re-peint ma moitié du monde » [19]. Toutefois, l’identité de la locutrice, dans cet aveu, reste incertaine. S’agit-il d’une auto-mise en scène de la performeuse, qui assume la responsabilité du discours dès l’incipit ? Ou bien lit-on/entend-on la prosopopée de l’une des femmes qui prend la parole et représente des légions de femmes ? La beauté du texte repose sur cette indécision, cette fluidité des rôles et des échanges de voix.
L’une des premières à entendre l’appel de la Muse/Méduse est l’artiste nord-américaine et francophone Nancy Spero (1926-2009), dont l’œuvre rejette les figurations de la femme, de la psyché et du corps féminins comme manque et comme absence. Reconnue à présent comme pionnière dans la lutte pour l’expression artistique des femmes, elle voue une grande partie de son œuvre à l’histoire et à l’expérience des femmes dès les années 1970. Elle crée ainsi des figures de revenantes, d’arrivantes, pour reprendre les appellations de la performeuse du Rire de la Méduse, qui remet en question les grands récits historiques et les mythes de la domination masculine. Pendant la guerre du Vietnam, Nancy Spero peint à la gouache des tableaux qui exposent la violence mâle et le pouvoir militaire nord-américain (la War Series des années soixante, avec des œuvres comme Les Anges Merde Fuck you, Sperm Bombs, Helicopters) ; ses bombes en forme d’énormes phallus éclatent comme des champignons atomiques [20]. Dans ses œuvres suivantes, elle dénonce la torture des femmes en Amérique latine et le viol, puis se consacre à la sexualité féminine. Elle crée ainsi des figures féminines variées – joyeuses, orgiaques, souffrantes – dans ses panneaux Notes in Time et Torture of Women, qui datent des années 1970. C’est à cette époque qu’elle délaisse la peinture pour solliciter d’autres supports d’expression ; elle a recours au dessin et fait des collages, qui sont posés sur des rouleaux de papier sur lesquels la fragilité du médium se combine à la brutalité des mots et des images imprimés. Dans son travail, elle dépersonnalise de plus en plus l’écriture comme processus manuel et inclut des textes imprimés, comme les rapports d’Amnesty International sur les témoignages de torturées en Argentine, au Chili et au Salvador ; elle affiche aussi des slogans politiques.
L’artiste, qui a vécu en France dans les années cinquante et soixante, s’appuie également sur la pensée de philosophes et d’écrivain(e)s, tels Antonin Artaud, Jacques Derrida et Hélène Cixous, pour dénoncer « les abus de la discrimination sexuelle et [parler] de la relation des femmes au langage et au pouvoir », comme le rappelait Marie-Laure Bernadac dans le catalogue de l’exposition Feminimasculin, le sexe de l’art [21]. Jusqu’en 2009, Nancy Spero, avec l’aide des artistes de son studio, exposera ses collages sur papier ou sur tissu, ses œuvres imprimées (certaines seront faites sur des rouleaux de soie cousus les uns aux autres), ses fresques murales et ses installations qui chorégraphient le ballet de figurines féminines, dont certaines déploient des formes hybrides ou grotesques – en partie animales, comme des insectes ou des serpents, en partie humaines – ; ces figures se démultiplient, se meuvent dans l’espace, l’inscrivent de leurs simples contours. L’artiste crée une riche iconographie qui évoque des icônes et des déesses du passé, reprises d’hiéroglyphes égyptiens, d’art aborigène, de vases grecs, de sculptures romaines, de manuscrits médiévaux, de peintures murales sumériennes, notamment – images produites à l’origine par des artistes hommes –, tout en dessinant des emblèmes du présent, issus de journaux ou de revues populaires, du music-hall, de la culture de masse ou du pop’art. Les œuvres déroulent les images gravées, reproduites et découpées sur de multiples panneaux, sans souci de linéarité, sous formes hiéroglyphiques, tantôt en disposition verticale, tantôt en disposition horizontale. La chorégraphie impromptue de l’artiste ne respecte plus la perspective de l’espace géométrique de la Renaissance, ni celle du spectateur centré et autonome [22]. Le spectateur/la spectatrice peut ainsi approcher l’œuvre depuis de multiples points de vue, commencer à n’importe quelle partie, et se déplacer où bon lui semble.
Nancy Spero dessine, écrit et peint l’une de ses premières réponses au coup de téléphone de Méduse en 1982, en choisissant de donner forme aux « sextes » cixoussiens. Dans un entretien avec Jo Anna Isaak, en 1994, elle évoque ses trois panneaux intitulés « Let the Priests Tremble », dont le titre est la traduction en anglais du célèbre défi du Rire de la Méduse, par lequel la performeuse et ses complices annoncent une monstration et une élévation d’un autre genre que celui de la liturgie catholique de l’incarnation : « Qu’ils tremblent, les prêtres, on va leur montrer nos sextes ! » [23]. Dans ce passage, l’essai pointe la peur que le sexe devenu texte écrit, peint, musicalisé, « sexte », va susciter chez les « prêtres » de la loi symbolique, ces tenants du « dogme de la castration » de la femme [24], dès lors que les femmes n’accepteront plus le travail de répression et de refoulement de leur corps, de leur sexualité et de leur créativité. Les premiers panneaux de Nancy Spero, produits en 1982, furent présentés lors de l’exposition The Revolutionary Power of Women’s Laughter [Le pouvoir révolutionnaire du rire des femmes], organisée en 1983 à la Protecth-McNeil Gallery de New York par Jo Anna Isaak, qui avait reconnu l’humour et le courage de l’œuvre de Spero, ainsi que son importance pour le mouvement des femmes dans les arts, alors en plein essor aux USA [25]. Des panneaux feront partie de l’exposition solo « Nancy Spero : Re-Birth of Venus 1985 » [Re-Naissance de Vénus 1985] [26].
[13] Entretien de Nancy Spero avec Nicole Jolicœur et Nell Tenhaaf, « Defying the Death Machine », dans Parachute, n°39, juin-juillet-aout 1985, p. 53. Je traduis le passage suivant : « There is no other way to go but for a new direction. The French feminists are talking "l’écriture feminine", and I am trying "la peinture feminine" ».
[14] H. Cixous, Le Rire de la Méduse, op. cit., p. 37.
[15] Ibid.
[16] Ibid., p. 38.
[17] Ibid.
[18] Ibid., pp. 38 et 62.
[19] Ibid., p. 39.
[20] Hélène Cixous ouvre son bel essai sur Nancy Spero par les tableaux de fin du monde, dont ceux de « Victimation » (en anglais, Nancy Spero disait : victimage) et la boucherie au napalm de la guerre du Vietnam : « Dissidanses de Spero », op. cit., pp. 57-59.
[21] M.-L. Bernadac, Feminimasculin, Le Sexe de l’art, Paris, Gallimard/Electra et Centre Georges Pompidou, 1995, p. 191. Pour le travail pionnier de Nancy Spero, voir l’essai de Lisa Tickner, « Images of Women and la peinture féminine », dans Nancy Spero, Londres, Institute of Contemporary Arts, 1987, pp. 5-19 ; le catalogue, Nancy Spero, Works since 1950, Syracuse, Emerson Museum of Art, 1987 ; et l’excellent catalogue des expositions espagnoles de 2008, Nancy Spero. Dissidances, sous la direction de Bartomeu Marí et Manuel J. Borga-Villel, Barcelone, Museu d’Art Contemporani, 2008.
[22] Voir à ce propos Lisa Tickner, « Images of Women and la peinture féminine », dans Nancy Spero, op. cit., p. 15.
[23] H. Cixous, Le Rire de la Méduse, op. cit., p. 54.
[24] Ibid., p. 54.
[25] Les trois panneaux originaux de collages d’impressions à la main et d’impressions sur papier mesuraient 1,58 m sur 2,74 m. Pour l’entretien avec Jo Anna Isaak et l’un des premiers états de Let the Priests Tremble, voir Jon Bird, Jo Anna Isaak et Sylvère Lotringer, Nancy Spero, Londres, Phaidon Press, 1996, p. 29. J’adresse à nouveau mes chaleureux remerciements à Abigail Solomon-Godeau et Jo Anna Isaak, ainsi qu’à Mary Sabbatino (Présidente) et Hannah Adkins (Archiviste) de la Galerie Lelong, pour les clichés des œuvres de Nancy Spero et l’autorisation à les reproduire que m’ont accordée les ayants droit de Nancy Spero.
[26] L’exposition eut lieu à l’Atrium Gallery de la Fine Art School de l’Université du Connecticut. Deux panneaux horizontaux sont reproduits dans l’album : Nancy Spero, Re-Birth of Venus, introduction de Robert Storr, Kyoto (Japon), Kyoto Shoin, 1989 ; 1991, sans pagination. Les figures féminines sont reprises de l’iconologie que crée Nancy Spero pour Notes in Time, puis en 1981, pour The First Language, œuvre composée de 22 panneaux, qui incluent des figures transhistoriques et transculturelles fusionnant réalité et mythologie.