« Chaosmos ».
Le Rire de la Méduse ’Hélène Cixous,
les « sextes » de Nancy Spero
et les arts plastiques

- Catherine Nesci
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Fig. 1. N. Spero, Let the Priests Tremble 1, 1984 (détail)

Fig. 2. N. Spero, Let the Priests Tremble 2, 1984 (détail)

Fig. 3. N. Spero, Let the priests tremble à l’Ikon Gallery

Fig. 4. N. Spero, Let the priests tremble à l’Ikon Gallery

Fig. 5. N. Spero, Let the priests tremble à l’Ikon Gallery

Imprimée en caractères rouges, la citation en anglais de l’essai d’Hélène Cixous se tresse aux figures de femmes nues, en mouvement, athlétiques, le torse tendu, mélangeant les traits d’une sportive afro-américaine… et ceux d’une Marianne (dévêtue) évoquant La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Les figures féminines se propulsent dans tous les sens, lancent leur défi (figs. 1 et 2), comme si elles écrivaient et jouaient avec leur corps même les paroles du Rire de la Méduse, paroles qui sautent d’une bande à l’autre et courent le long des deux bandes déroulées horizontalement, en continu, sans cadre ni découpage : « Let the priests tremble, we’re going to show them our sexts ! » [« Qu’ils tremblent, les prêtres, on va leur montrer nos sextes ! »] ; la deuxième moitié de la phrase se dédouble ; puis la citation reprend « too bad for them if they » [« tant pis pour eux s’ils »], puis saute et se poursuit sur la seconde bande, placée au-dessous, « fall apart on discovering that women aren’t men » [« s’effondrent à découvrir que les femmes ne sont pas des hommes »], pour finir au bas de la bande (pour s’effondrer ?), au pied de la femme athlète, « or that the mother doesn’t have one » [« ou que la mère n’en a pas »]. L’œuvre-collage de Nancy Spero, avec beaucoup d’humour, met en image le fragment du Rire de la Méduse comme performance dans laquelle la chair se fait verbe et figure [27]. Elle figure ainsi les « sextes » d’Hélène Cixous, ces sexes-têtes-textes qui jouent et déjouent la vision psychanalytique de la femme comme manque et l’interprétation du mythe de la Méduse au regard mortifère comme symbole de l’horreur de la castration et de la peur de la décapitation. L’artiste donne ainsi toute sa force à l’affirmation du Rire de la Méduse : « la femme n’est pas castrée » ; « Il suffit qu’on regarde la Méduse en face pour la voir : et elle n’est pas mortelle. Elle est belle et elle rit » [28].

Nancy Spero reprendra ses bandes-panneaux dans plusieurs installations, notamment pour les fresques et frises murales de l’Ikon Gallery de Birmingham, qui commande à l’artiste une installation pour son nouvel espace d’exposition, en 1998. La plasticienne s’y fait plus que jamais chorégraphe. A cette occasion, elle se fait également metteuse en scène à distance : étant trop malade pour voyager, elle ne put procéder à l’inscription des fresques en personne et dirigea de loin ses assistant(e)s. Comme les œuvres de cette époque, figures et inscriptions furent créées à même les murs mués en toiles, et non plus comme collages sur des rouleaux de papier ; l’architecture de la galerie, ancienne chapelle, devient l’espace même de la création. Les figures parcourent ainsi tout l’espace, dont aucun coin ou recoin n’est négligé… ou sacralisé, des couloirs aux toilettes, des grandes salles d’exposition, aux plafonds et aux encadrements des fenêtres. Le regard est invité à suivre les évolutions, contorsions, pirouettes et acrobaties des figures, du haut vers le bas et du bas vers le haut, de gauche à droite et de droite à gauche (fig. 3). Les fresques reprennent les figures de plusieurs panneaux et les icônes du lexique pictural de Nancy Spero, dont la parade des girls de Chorus Line 1 (créée en 1985 sous la forme de collage imprimé sur papier) ; les figures grotesques dansent en chœur, en se tenant par les bras, qu’elles croisent tout en écartant les lèvres de leur sexe grand ouvert (fig. 4) [29]. Cette parade multicolore de sexes béants file le motif de la danse collective qu’illustrent les frises dans l’une des grandes salles de la galerie où les corps féminins en mouvement (re)mettent en scène le scénario repris au Rire de la Méduse : Let the Priests Tremble (fig. 3). La disposition des corps vis-à-vis des inscriptions imprimées est assez différente des panneaux des années 1980. En effet, l’artiste et ses assistants disposent d’une grande liberté en travaillant à même les murs blancs et les poutres de la galerie, au lieu de tracer, d’imprimer et de monter lettres et figures sur le papier, médium délicat et fragile.

La citation du Rire de la Méduse évolue de manière plus autonome dans l’espace ; la reprise du fragment énonçant la monstration se marque par une élévation réitérée (« we’re going to show them our sexts ! ») accompagnée, comme ponctuée, par trois acrobates de couleurs différentes dont les corps, en apesanteur, soulignent la forme arquée des poutres et le saut des paroles indociles s’élançant vers le plafond (fig. 4).

Dans son essai récent sur l’artiste, « Dissidanses de Spero », H. Cixous commente lyriquement la « célébration du vol de la femme », l’invention d’un autre monde, où les « survivantes » sont lancées « dans les hauteurs » : « Nageuses célestes détachées », qui refont l’histoire, « l’air de rien, elles sont les reines de l’air » [30]. Les échos de ce texte de 2007 avec Le Rire de la Méduse sont nombreux ; rappelons la dernière section du Rire, dans laquelle la performeuse, ayant opposé une fin de non-recevoir à la lutte œdipienne, imagine un amour qui « ose l’autre, le veut, s’emble en vols vertigineux entre connaissance et invention » [31] ; le travail d’expérimentation célèbre le mouvement et l’espace libéré : « dans l’espace mouvant, ouvert, transitionnel elle court ses risques » [32]. Danse, dissonance et dissidence animent à leur tour les héroïnes de Nancy Spero, que décrit magnifiquement H. Cixous : « Si fortes, championnes de course, stars solitaires, déesses survivantes, passeuses d’abîmes. A leur beauté, à leur air de victoire, à leurs bras levés en ailes, à leurs pas pressés de danser, je devine qu’elles sont les filles du rêve de liberté d’une être que la vieille histoire a jetée dans les invisibles prisons » [33]. Dans l’exposition de 1998, à l’Ikon Gallery, l’artiste croque ces femmes espiègles et multiplie leurs figures mutines en juxtaposant des femmes-serpents ou des femmes-insectes, des figures antiques, des êtres mythologiques, des acrobates et des pin-up en pied, posant dans un nu désexualisé, légèrement obscène, mais montrant fièrement leurs muscles ; le geste de bravade est ponctué, comme en écho, par la reprise de la citation « too bad for them » [« tant pis pour eux »] (fig. 5). Par son iconographie transhistorique et transculturelle, comme par ses méthodes d’impression et de découpage, collage et montage, Nancy Spero pratique une esthétique de l’hétérogène, visualisant l’écriture féminine comme peinture féminine [34].

Comment faut-il comprendre ce désir de Nancy Spero de trouver un équivalent pictural, visuel, de l’écriture féminine, comme elle l’a expliqué dans un entretien en 1985 ; une écriture qui s’ouvre aux pulsions d’un corps féminin sexué et sexuel, qui fait revenir le refoulé, le réprimé, pour déjouer les hiérarchies et les oppositions rigides qui limitent la créativité des femmes ? Il ne s’agit aucunement pour l’artiste de fixer, à son tour, par l’image, une essence identifiable à un idéal féminin ou de reproduire les clichés et les représentations que son art cherche à transformer, mais de produire de manière iconoclaste, et sur de nouveaux supports, des images de femmes mettant en question une identité unifiée, stable et faussement universelle, comme l’a bien montré Lisa Tickner, qui voit en Nancy Spero une glaneuse-chiffonnière postmoderne : « [les panneaux de Nancy Spero] offrent des histoires à propos d’histoires, des images d’autres images, et se plaisent à la parodie, à la citation et à la répétition » [35]. Ces images qui reviennent jouent ainsi sur le travail de seconde main et sur l’hétérogénéité de leurs composantes ; l’artiste se réapproprie ludiquement ces images, qui furent à l’origine produites pour et par les hommes. De plus, la pluralité de figures féminines disposées sans souci de cohérence, et l’instabilité, la fluidité des différences sexuelles entre les attributs du masculin et du féminin transposent les fantasmes, rêves et visées de la performeuse du Rire de la Méduse. Les supports flexibles qu’offrent le dessin et la technique du collage permettent de mettre en image et en scène la chorégraphie de sujets malléables, instables, traversés de désirs contradictoires ou bisexuels [36].

 

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[27] La même année que l’exposition solo Re-Naissance de Vénus (1985), Nancy Spero participe, avec deux femmes peintres, à une autre exposition dont le titre cite directement le beau passage du Rire de la Méduse : She Writes in White Ink : 3 Women Painters [Elle écrit à l’encre blanche : 3 femmes peintres]. Il s’agit de la fin de la troisième section, que reproduit aussi, de nos jours, le site internet de l’Institut des Arts Contemporains de Londres : « Toujours en elle subsiste au moins un peu du bon lait-de-mère. Elle écrit à l’encre blanche » (Le Rire de la Méduse, op. cit., pp. 46-48). Voir le catalogue : She Writes in White Ink : Janice Gurney, Mary Scott, Nancy Spero, catalogue de l’exposition à la Galerie Walter Phillips, 9 mai-2 juin 1985, texte de Barbara Fischer, The Banff Center, Alberta.
[28] H. Cixous, Le Rire de la Méduse, op. cit., p. 54. Il faudrait reprendre ici toute l’histoire de la Méduse gréco-romaine et la figuration patriarcale de Méduse et de son regard mortifère dans les arts poétiques et plastiques ; je renvoie à l’article de Susan R. Bowers pour un parcours des arts poétiques et la re-figuration de Méduse dans la poésie féministe, notamment afro-américaine, « Medusa and the Female Gaze », NWSA Journal, vol. 2, n°2, printemps 1990, pp. 217-235. Une relecture féministe du livre de Jean Clair reste encore à faire : Méduse. Contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris, NRF Gallimard, « Connaissance de l’Inconscient », 1989.
[29] Nancy Spero a repris ici l’image d’une déesse archaïque irlandaise Sheila-na-Gig. Dans son entretien avec Jo Anna Isaak, en 1994, elle explique qu’elle exposa Chorus Line 1 à l’occasion d’une exposition à Philadelphie, en 1993, où elle s’était retrouvée dans la « Salle corps » (« Body Room »), avec Louise Bourgeois, Anna Mendieta et Francesco Clemente, dont le tableau figurait des figures masculines ornées d’énormes pénis. Coincée dans cette salle exiguë, elle choisit donc d’exposer son collage sur une poutre, juste au-dessus du tableau de Clemente (Nancy Spero, op. cit., p. 31).
[30] Toutes les expressions entre guillemets sont extraites du texte d’Hélène Cixous, « Dissidanses de Spero », Peinetures. Ecrits sur l’art, op. cit., p. 66.
[31] H. Cixous, Le Rire de la Méduse, op. cit., p. 67.
[32] Ibid., p. 67.
[33] H. Cixous, « Dissidanses de Spero », Peinetures. Ecrits sur l’art, op. cit., p. 66. Catherine de Zegher étudie la peinture de la souffrance et de l’exaltation, et montre l’importance de la douleur dans l’œuvre de Nancy Spero, dans son bel essai : « Tongue, Torture, and Free Rein in Spero’s Explicit Series of Painting », catalogue Nancy Spero Installations : Black and the red ; Let the priest tremble, préface d’Elizabeth A. Macgregor, exposition du 21 mars au 24 mai 1998, Ikon Gallery, Birmingham, pp. 4-15.
[34] Pour une étude plus détaillée de cette esthétique de l’hétérogène, et des rapports entre écriture féminine et peinture féminine chez Nancy Spero, je renvoie à l’essai très complet de Jon Bird, « Dancing to a Different Tune », dans : Jon Bird, Jo Anna Isaak et Sylvère Lotringer, Nancy Spero, op. cit., pp. 40-97 ; sur l’esthétique de l’hétérogène, p. 48. Jon Bird précise qu’écrire à l’encre blanche ne signifie pas puiser seulement à la créativité du corps maternel, mais « plutôt l’essai de trouver une symbolisation pour l’imaginaire refoulé » (p. 80).
[35] Lisa Tickner, « Images of Women and la peinture féminine », dans Nancy Spero (1987), op. cit., p. 9. Je renvoie aussi à l’essai de Jon Bird qui accompagne l’exposition de Nancy Spero, et inclut des fragments d’entretien avec l’artiste : « Nancy Spero : Inscribing woman – between the lines », pp. 21-38.
[36] Je reprends ici l’analyse de Lisa Tickner, Nancy Spero (1987), op. cit., p. 12.