Résumé
Le recueil That This (2010) s’ouvre sur la dédicace au conjoint de Susan Howe, décédé deux plus tôt : « In memory of Peter H. Hare (1935-2008) ». Ce geste de dédicace se poursuit dans les premières pages endeuillées du livre jusqu’à une liste verticale de onze prénoms suivis des années de naissance et de décès de chacun. Apparition soudaine, gravée dans la page blanche, enserrée par la prose poétique de Susan Howe, ce monument funéraire interroge, et amène la poète à questionner les morts et les mots. Cet article s’attache à démontrer que la poétique de Howe relève tout autant d’une poétique du sculptural en ce qu’elle demande à être lue sous toutes ses coutures, dans ses diverses dimensions excédant la profondeur, la hauteur et la largeur. Ses poèmes sculptent une parole élégiaque où la mort prend tour à tour le masque de l’être aimé et celui de l’Auteur, afin de faire naître un lyrisme sculptural et architectural.
Mots-clés : Réception de Michel-Ange, Gabriele D’Annunzio, Maurice Barrès, Théophile Gautier, Walter Pater
Abstract
The collection That This (2010) opens with a dedication to Susan Howe’s husband, who died two years earlier: “In memory of Peter H. Hare (1935-2008).” Soon after this dedication, in the first pages of the book, appears a list of eleven names followed by the years of their births and deaths. Enclosed by the poetic prose of Susan Howe, this funerary monument of letters questions the (im)possibilities for language to mourn the beloved. This article purports to demonstrate how Susan Howe’s poetics demands to be read in all its various dimensions exceeding depth, height and width, how it sculpts an elegiac voice where death puts on the mask of the beloved as well of the figure of the Author, thus conveying a sculptural and architectural lyricism.
Keywords: Susan Howe, That This, sculptural lyricism, collage, photogram
And when his hours are numbered, and the world
Is all his own, retiring, as he were not,
Leaves, when the sun appears, astonished Art
To mimic in slow structures, stone by stone,
Built in an age, the mad wind’s night-work,
The frolic architecture of the snow.
Ralph Waldo Emerson [1]
Moy qui fais profession des choses muettes.
Nicolas Poussin [
2]
A la suite du titre de la première partie du recueil That This de Susan Howe, « The Disappearance Approach », on peut lire une dédicace au conjoint de la poète américaine contemporaine, décédé deux ans avant la publication de l’ouvrage : « In memory of Peter H. Hare (1935-2008) ». Ce geste de dédicace se poursuit dans les premières pages endeuillées du livre jusqu’à une liste verticale de onze prénoms suivis des années de naissance et de décès de chacun. Apparition soudaine, gravée dans la page blanche, enserrée par la prose poétique de Susan Howe, ce monument funéraire interroge et amène la poète à questionner les morts et les mots [3] :
If your names are only written and no “originals” exist, do you have a real existence for us? What happens to names when time stops?
Answer: Nothing happens: There is no when.
Si votre nom a seulement été écrit et qu’il n’existe aucun « original », existez-vous réellement pour nous ? Qu’advient-il des noms quand le temps s’arrête ?
Réponse : Rien arrive : Il n’y a pas de quand [4].
Le recueil confirme le caractère scriptural et sculptural de la poétique de Howe qui pourrait devenir, dans le cas de That This, sépulcral. Les poèmes fragmentaires peuvent parfois relever de l’illisible, exhibant toujours les aspérités d’une écriture poétique qui, à son corps défendant, se donne à lire à voix haute.
Les poèmes de Howe font naître ce que Herbert Read nomme « l’émotion sculpturale unique », celle transmise par « chaque sensation de toucher et de contact, qu’elle soit directe ou imaginaire » [5], sensation que les impressions typographiques originales de Howe, quant à elles, provoquent dans une immédiateté et une oscillation entre le fait de regarder (sans lire) et le fait de déchiffrer.
La poésie de Howe relève d’une poétique du sculptural en ce qu’elle demande à être lue sous toutes ses coutures, dans ses diverses dimensions, excédant la profondeur, la hauteur et la largeur. Chez Howe, le sculpté des vers ne tient pas seulement à leur immédiate matérialité typographique, mais également à la vocalité, au lyrisme qu’ils déploient dans le temps et dans l’espace sans jamais tomber dans le statique ou le narratif. Le recueil That This est taillé en trois parties : une première partie en prose, « The Disappearance Approach » ; la deuxième, « Frolic Architecture », met en face à face des photogrammes de James Welling avec ses poèmes-collages ; et la dernière partie éponyme, « That This », la plus courte, d’une dizaine de pages seulement, présente des poèmes au format carré régulier. Les poèmes de Susan Howe sculptent une parole élégiaque où la mort prend tour à tour le masque de l’être aimé et celui de l’Auteur [6], afin de faire naître un lyrisme sculptural et architectural, où la première personne se reconstruit de façon presque subliminale au travers des échos et des anamorphoses des textes qui apparaissent au fur et à mesure des pages.
Le caractère scriptural de la poétique de Howe peut tout d’abord être perçu de manière littérale, dans les catégories sculpturales qu’elle convoque de façon évidente [7]. Cependant, le sculptural est également présent jusque dans les poèmes qui semblent les moins travaillés et ciselés, tels ceux de la troisième partie éponyme, « That This ». Sept petits poèmes carrés, seuls sur la page blanche (fig. 1), rappellent la couverture de l’ouvrage [8]. Cette dernière présente sobrement, sur fond blanc, un fragment de la robe de Sarah Edwards, l’une des dix sœurs de Jonathan Edwards, théologien calviniste américain du XVIIIe siècle. Les lettres et manuscrits de Jonathan et Sarah Edwards, conservés à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library à New Haven, dans le Connecticut [9], constituent la majorité des intertextes du recueil, avec l’édition bilingue des Métamorphoses d’Ovide traduites par Frank Justus Miller, ou encore Memoirs of the Life of Nicholas Poussin de Maria Graham (publié en 1820).
Si ces multiples hypotextes apparaissent dépecés sur la page, mutilés, Howe les fait pourtant renaître de leurs cendres : très souvent tirés des profondeurs des archives, les fragments des manuscrits et des textes convoqués rappellent une fonction mallarméenne de la poésie, consistant non seulement en « quelque devoir de tout recréer (...) avec des réminiscences » [10]. De plus, comme Mallarmé le rappelle dans une lettre de mai 1893 à Maurice Pujo [11], « la littérature est une reconstitution humaine » [12] plutôt que l’expression de quelque sentiment [13]. Dans chacun des recueils de Howe, ce processus de reconstitution est mis en œuvre de façon matérielle, pour ne pas dire artisanale. En cela, la poétique de That This s’avère reconstitutive sur plusieurs plans : tout d’abord, en ce qu’elle « forme de nouveau ce qui a disparu », en étant une « évocation du passé ou d’un événement appartenant à l’Histoire qu’[elle] fait revivre par une composition humaine, artistique », mais également car elle « retrace les circonstances, les conditions dans lesquelles se sont déroulés des événements passés » [14].
[1] R. W. Emerson, « The Snow Storm », Collected Poems and Translations, New York, The Library of America, 1994, p. 34.
[2] N. Poussin, « Lettre à M. de Noyers », Lettres et propos sur l’art, éd. A. Blunt, Paris, Hermann, « Savoir Arts », 1989, p. 42.
[3] S. Howe, That This, New York, New Directions, 2010, p. 20.
[4] Notre traduction.
[5] H. Read, The Art of Sculpture, Londres, Faber and Faber, 1956, rééd. 1968, pp. 116-117 : « Integral volume, not apparent to the eye alone, but given by every direct or imaginable sensation of touch and pressure –– such is the unique sculptural emotion » (« Le volume intégral, celui qui n’est pas apparent seulement pour l’œil, mais qui se révèle à travers chaque sensation de toucher ou de contact, qu’elle soit directe ou imaginaire – telle est l’émotion sculpturale unique »).
[6] Non pas celui de l’auteure, Susan Howe, mais bien celui de l’Auteur.
[7] Le dur, le rugueux, la saillie, l’aspérité, qui « reposent sur une perception par palpation ». Voir l’introduction de ce dossier, par Claire Gheerardyn et Benoît Tane (en ligne).
[8] La couverture est visible sur le site de New Directions (en ligne. Consulté le 22 septembre 2024).
[9] Voir tout particulièrement la boîte numéro 24, intitulée « Wetmore, Hannah Edwards, 1713–1773, Diary, 1736–39, copy in the hand of Lucy Wetmore Whittelsey, with commentary / n.d. »
[10] S. Mallarmé, « Villiers de L’Isle-Adam », dans Œuvres Complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 23 : « C’est, ce jeu insensé d’écrire, s’arroger, en vertu d’un doute – la goutte d’encre apparentée à la goutte sublime – quelque devoir de tout recréer, avec des réminiscences, pour avérer qu’on est bien là où l’on doit être (parce que, permettez-moi d’exprimer cette appréhension, demeure une incertitude) ».
[11] Cette définition vient donc en contraste avec la définition plus connue de la poésie de Mallarmé, selon laquelle « la Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle dote ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle » (« Lettre à Leo d’Orfer, 27 juin 1884 », Ibid., p. 572), définition qu’il explicite dans « Richard Wagner, Rêverie d’un poète français » : « L’Homme, puis son authentique séjour terrestre, échangent une réciprocité de preuves » (« Divagations », dans Igitur, Divagations, Un coup de dés, texte établi par Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, 1976, p. 175).
[12] Mallarmé écrit ceci : « la littérature est une reconstitution, humaine, par la langue et sa gloire, de tels élans intérieurs, fulgurants et primitifs qui se limitent à eux-mêmes, ne requièrent pas la parole, et sur elle demeurent sans action immédiate ». En note il est précisé : « Mallarmé récuse ici la conception d’une poésie qui se contenterait d’exprimer des émotions. La poésie n’est pas expression, mais reconstitution » (Correspondance complète, 1862-1871 suivi de lettres sur la poésie, 1872-1898, Avec des lettres inédites, texte édité par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 1995, p. 619).
[13] Ibid.
[14] Le Centre national de Ressources textuelles et lexicales en donne une définition (en ligne. Consulté le 22 septembre 2024).