En effet, depuis les colonnes et les autels de la Renaissance [24], la poète américaine contemporaine ébranle et disperse, jusque dans la marge de la page double (fig. 7), de fines langues de papier, où l’on peut tout d’abord lire, si l’on tourne la double page [25] (fig. 8) :
whether the new earth, but lately drawn a (...) om heavenly ether retained still some elemen (sic)
Tirée du début du livre I des Métamorphoses d’Ovide, cette phrase relate la création de l’homme après le chaos originel [26] :
Then man was born: whether the god who made all else, designing a more perfect world, made man of his own divine substance, or whether the new earth, but lately drawn away from heavenly ether, retained still some elements of its kindred sky-that earth which the son of Iapetus mixed with fresh, running water, and moulded into the form of the all-controlling gods.
L’homme naquit ; soit que le père de toutes choses, celui dont la main créa, ordonna l’univers, l’ait tiré d’une semence divine ; soit que la terre, vierge encore, et naguère séparée de l’éther qui roule dans les hauteurs de l’espace, eût retenu quelque germe des éléments célestes auxquels elle fut d’abord mêlée : le fils de Japet la détrempa dans les eaux d’un fleuve, il la pétrit à l’image des arbitres du monde [27].
Alors qu’Ovide chante, au tout début du livre Premier, la Nature qui, avant la création, « ne présentait qu’un aspect uniforme » et écrit qu’« on a[vait] donné le nom de chaos à cette masse informe et grossière, bloc inerte et sans vie, assemblage confus d’éléments discordants et mal unis entre eux » [28], Howe approche le monument littéraire que sont les Métamorphoses comme un sculpteur approcherait une « masse informe et grossière, bloc inerte et sans vie », avant de l’effriter, le défaire en bribes et fragments que l’on retrouve dispersés dans le recueil, notamment à travers la métamorphose de Thisbé. Ici, le fragment choisi fait partie intégrante de l’épisode de la création de l’homme tout en lui étant périphérique. Il ne s’agit pas de la proposition principale de la phrase (« Then man was born ») mais d’une conjonctive (« whether » / « or whether ») présentant les conditions de la création de l’homme dans une forme syntaxique alternative, remettant ainsi le doute sur la certitude de la création, sculptant et mettant le lecteur face à un espace plein d’un vide que seules ces lignes semblent pouvoir retenir, sans pour autant pouvoir les contenir, à l’image de la Nature avant la création.
Les participes passés utilisés dans ce fragment, « drawn » et « retained », paraissent désigner le processus à l’œuvre dans l’écriture et la création de cette page. Dans The Birth Mark (La Tache de naissance), Susan Howe écrit : « Voices I am following lead me to the margins » (« Je suis des voix qui me mènent jusque dans les marges » [29]). Les bandes de textes, situées dans la marge extrême orientale de cette page double, tentent à la fois de tracer et de retenir (« draw » et « retain ») ces voix tout en accusant l’échec même d’une telle tentative. Sur le bord extérieur vertical de la page 61, on peut déchiffrer une ligne de texte : « in, will fail you like a Broken Tooth, or a foot out of joint » (figs. 7 et 8). Il s’agit d’une citation, partielle et modifiée, d’un verset du livre des Proverbes : « Confidence in an unfaithful man in time of trouble is like a broken tooth, and a foot out of joint » [30] (King James Version, Pr 25,19). Le vers de Howe, scindé, comme coupé à l’aide d’une lame en son centre, rend bien compte de l’échec. Les membres désarticulés du proverbe bouleversent l’axe perpendiculaire épistémologique, que Eastman avait identifié comme étant l’« affirmation de l’autorité théologique et politique » [31] tandis que l’ajout de « in, will fail you like » à la traduction de la Bible pourraient souligner l’échec de toute quête d’homogénéité dans le domaine de la création artistique.
Chez Howe, l’idée d’un poème construit et structuré de façon aussi déterminée et stable qu’un autel, une colonne, ou même une tombe, ne peut qu’être défaite : dans le cas de cette double page, la poétique de Howe rend compte du hiatus profond entre le langage et le monde, qui ne peut être traduit qu’à travers la fragmentation et la rupture, laissant le vide fallacieusement reprendre sa place initiale, à savoir celle d’un monde faussement virginal, car toujours déjà abîmé par la langue et le langage. Howe retient de la création de l’homme « la terre, vierge encore, et naguère séparée de l’éther qui roule dans les hauteurs de l’espace » [32], que le blanc de la page donne à lire – un état pré-virginal, avant que le monde ne soit créé, ce que Roland Barthes a appelé le silere dans son Cours sur le Neutre en 1978 :
En somme, silere renverrait volontiers à une sorte de virginité intemporelle des choses, avant qu’elles naissent ou après qu’elles ont disparu (silentes = les morts). Ce « silence » de la nature approche la vision mystique que Boehme a de Dieu. Pour Boehme, Dieu « en soi » : bonté, pureté, liberté, silence, clarté éternelle, sans ombres ni oppositions, homogène, « éternité calme et muette » [33].
Les langues de papier de Howe s’extirpent littéralement et physiquement du silere de cette double page, de cette « virginité intemporelle » et homogène. Tout dans sa composition et sa structure « se précipite dans le vide, dans le chaos » [34], dont l’intertexte des Métamorphoses semblait pourtant signifier la sortie. « Au bord du précipice », le langage semble lui aussi sur le point de se projeter dans le vide, claudiquant, tel un « un pied boîteux ». Les lignes des fragments tracent à la fois un axe horizontal et vertical, faisant ainsi suivre au texte une perpendiculaire d’autorité, que l’œil ne peut pourtant pas suivre : le texte, le mot, voire la lettre étant parfois impossibles à déchiffrer. En effet, certaines lignes s’avèrent, non pas effacées, mais obturées par le blanc de ce qui ressemble à une bande de papier vierge. Le vide apparaît donc comme un ajout, un collage, une présence pourtant invisible, dont l’opacité blanche donne à voir l’illisible : en effet, de ce collage, il ne reste que des traces de lettres, prises dans l’embrasure d’une porte désaxée, dégondée, « out of joint », que cette double page ouvre toute grande, et s’apprête à refermer tandis que les lettres, bribes et traces de lettres disparues, semblent prêtes à se précipiter au-dehors, vers un ailleurs que le tranchant de la page du livre détermine ici comme bord et comme débord.
[24] On pense notamment aux poèmes de Sylvester et de Herbert (respectivement du XVIe et du XVIIe siècles).
[25] S. Howe, That This, Op. cit., p. 61.
[26] Ovide, Metamorphoses, traduit par Frank Justus Miller, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1951, p. 9, nous soulignons.
[27] Ovide, Les Métamorphoses, traduit par E. Gros, Clermont-Ferrand, Paléo, 2008, pp. 9-10.
[28] Ovide, Les Métamorphoses, dirigé par Désiré Nisard, traduit par Louis Puget, Th. Guiard, Chevriaut et Fouquier, Mesnil, Paris, Firmin-Didot, 1850, p. 251.
[29] S. Howe, The Birth-Mark: Unsettling the Wilderness in American Literary History, New York, New Directions, 1993, p. 4.
[30] Traduction française, Bible de Jérusalem, Pr25,19 : « Dent gâtée, pied boiteux : le traître en qui l’on se confie au jour du malheur ».
[31] A. Eastman, « "A Shadow that is a shadow of // me mystically one in another" Susan Howe’s "type-collages" », article cité, p. 213.
[32] Ovide, Les Métamorphoses, traduit par Th. Burette et al., Paris, Panckoucke, 1835, p. 11.
[33] R. Barthes, Le Neutre, Notes de cours au Collège de France, 1977-1978, dirigé par Thomas Clerc, Paris, Seuil, IMEC, 2002, p. 49.
[34] Howe explique une étude de T. J. Clark sur deux œuvres de Poussin (notamment Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé, 1651 ; et Paysage au Serpent, 1648). Voir S. Howe, That This, Op. cit., p. 28 : « Clark says that in Landscape with Pyramus and Thisbe—everything ominous in Snake—size, scale of the figures in relation to the whole, use of light, intensity of dumb show, framing and shaping—runs over the edge into chaos » (Traduction française : « Selon Clark, dans Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé – tout est menaçant dans le Serpent : la taille, l’échelle des personnages par rapport au reste, le recours à la lumière, l’intensité des gestes, le cadrage et le modelé – tout se précipite par-dessus bord, dans le chaos »).