Une fois scanné, le bord de la page du livre apparaît alors, lui aussi, comme une ligne noire, une coupure, à l’image des traces du scotch soi-disant « invisible » qui, pourtant, apparaît toujours, une fois les « collages-types » scannés [35] :
More and more I have the sense of being present at a point of absence where crossing centuries may prove to be like crossing languages. Soundwaves. It’s the difference between one stillness and another stillness. Even the "invisible" scotch tape I recently used when composing "Frolic Architecture" leaves traces on paper when I run each original sheet through the Canon copier.
J’ai de plus en plus l’impression d’être présente à un point d’absence, par lequel la traversée des siècles peut être perçue comme une traversée des langues. Des vagues de sons. Là est la différence entre un silence et un autre silence. Même le scotch « invisible » que j’ai récemment utilisé dans la composition de « Frolic Architecture » laisse des traces sur le papier lorsque je passe chacune des pages originales dans le scanner Canon.
A l’instar des signes de la mort de Peter Hare que la poète détecte au fur et à mesure de cette matinée de janvier, les traces du scotch dit « invisible » adhèrent au support, marquent la copie et l’identifient comme ce que l’on pourrait nommer l’après-la mort. Les photogrammes de James Welling, que l’on peut voir dans la deuxième partie du recueil, intitulée « Frolic Architecture », projettent ces ombres et donnent également à voir les bords noirs des objets capturés par la lumière. Dans un entretien avec Eva Respini, James Welling explique de ses photogrammes [36] :
[T]he photogram is a shadow of an object on a photographic surface. (…) When I returned to the photograms with the New Abstractions (…), it occurred to me that the black forms of the photogram were similar to the black edge of the negative that you see in, say, an Henri Cartier-Bresson photograph. That black line is the edge or shadow of the opaque camera creating a photogram on the film. In the New Abstractions series, I wanted to take that black edge and put it in the center of the picture.
Le photogramme est l’ombre d’un objet sur une surface photosensible. (…) Quand je suis revenu aux photogrammes avec Nouvelles Abstractions (…), je me suis aperçu que les formes noires du photogramme étaient similaires aux bords noirs du négatif que l’on peut voir dans les photographies d’Henri Cartier-Bresson par exemple. Cette ligne noire est le bord, ou l’ombre opaque de l’objectif de l’appareil en train de créer un photogramme sur le film. Dans la série Nouvelles Abstractions, j’ai voulu prendre ce bord noir, et le mettre au centre de l’image.
Dans les doubles pages de « Frolic Architecture », les photogrammes de Welling font face et dialoguent avec les poèmes-collages de Howe : sans pour autant être redondants, le photogramme tente de rendre l’absent présent [37]. Tout comme les poèmes de Howe qui ne renoncent jamais au référent, et ne donnent jamais complètement dans l’abstraction, les volutes fantomatiques que l’on peut percevoir dans les photogrammes de Welling (fig. 9) n’abandonnent pas non plus le référent – comme il le dit d’ailleurs lui-même dans ce même entretien – puisqu’ils donnent à voir la projection des ombres des objets exposés à la lumière, selon le principe du photogramme qu’il rappelle [38] :
In a photogram, typically an object is laid on top of light-sensitive material, most often photographic paper. When the paper is exposed to light and then developed, everything around the object goes dark. Depending on the translucency or opacity of the object placed on the paper, the areas beneath the object remain unexposed and thus retain the original color of the photographic paper.
Dans un photogramme, typiquement, on place un objet sur un support photosensible, le plus souvent du papier photo. Lorsqu’on expose le papier à la lumière, et qu’ensuite on le développe, tout s’obscurcit autour de cet objet. En fonction du degré de transparence ou d’opacité de l’objet placé sur le papier, les zones sous cet objet demeurent inexposées et par conséquent, conservent la couleur originelle du papier photo.
C’est dans cette esthétique négative propre à la photographie que se modèle l’esthétique architecturale et sculpturale de Howe. Ces photogrammes, pliages d’ombres et palimpsestes d’absences, semblent faire idéalement écho aux poèmes-collages de Howe dans « Frolic Architecture ». En effet, on peut percevoir dans la poétique de That This, et dans cette partie tout particulièrement, une sorte de théologie négative : « I read words but don’t hear God in them » [39], (« Je lis des mots, mais je n’y entends pas Dieu ») explique-t-elle, a contrario de Jonathan et Sarah Edwards. Sans parvenir parfaitement à capturer, ni le mort, ni la mort, les poèmes de Howe ne sauraient édifier un monument funéraire stable, encore moins de marbre, ce que le commentaire au bas de la liste des noms inscrites comme sur un monument funéraire rappelle à l’initiale du recueil [40] :
Si votre nom a seulement été écrit et qu’il n’existe aucun « original », existez-vous réellement pour nous ? Qu’advient-il des noms quand le temps s’arrête ?
Réponse : Rien arrive : Il n’y a pas de quand.
La poétique scripturale et sculpturale de That This érige une sculpture monumentale et frêle à partir des mots et des lettres des autres. Tout comme un sculpteur dont le geste part de l’extérieur du bloc de matière qu’il travaille, Susan Howe travaille les textes de l’extérieur, depuis les marges, pour en ranimer l’intériorité la plus profonde. Son écriture n’a de cesse de convoquer des fantômes, présences absentes dont l’origine est toujours déjà disparue, évanescente, caractéristique que le titre « Frolic Architecture », tiré du poème d’Emerson, transcendentaliste américain, « The Snow Storm » (« La Tempête de Neige ») semble désigner, puisque l’adjectif « frolic » (que l’on pourrait littéralement traduire par « joueur ») donne à lire « Frolic Architecture » comme un édifice de flocons loin de la solennité et de l’austérité du monument funéraire, massif et rectiligne. Howe sculpte les mots et les textes sans pour autant en faire l’autopsie, exercice médical et littéraire télégraphique reçu comme une violence par la poète, comme elle l’explique dans sa première partie. Contrairement au rapport d’autopsie, la poétique fragmentaire et de collage de Howe ne dissèque pas les textes, elle les sculpte en rêve.
[35] Ibid., p. 31.
[36] J. Crump (dir.), James Welling: Monograph, New York, Aperture, 2013, pp. 119-120.
[37] Plusieurs de ces doubles pages sont visibles sur le site de Grefnell Press (en ligne. Consulté le 22 septembre 2024).
[38] J. Crump (dir.), James Welling: Monograph, op. cit., p. 69.
[39] S. Howe, That This, Op. cit., p. 20.
[40] Ibid.