En effet, écrit dans le deuil, le recueil s’ouvre le matin où la poète découvre la mort de son conjoint : comme son titre l’indique, « The Disappearance Approach » présente la mort de l’autre sous la forme d’une découverte graduelle. L’écriture « approche » la mort, tout comme la mort approche l’écriture dans l’acception qu’on donne au verbe en sculpture, c’est-à-dire : « amener progressivement un ouvrage à fin, par le travail qu’on fait avec divers outils sur le bloc dégrossi » (Littré). A travers le parcours triptyque que propose That This, c’est finalement la mort qui amène l’œuvre à sa fin [15] :
It was too quiet on the morning of January 3rd when I got up at eight after a good night’s sleep. Too quiet. I showered, dressed, then came downstairs and put some water on the boil for instant oatmeal. Peter always woke up very early, he would have been at work in his study, but there was no sign of his having breakfasted. I looked out the window and saw The New York Times still on the driveway in its bright blue plastic wrapper. Had he gone for a walk? I checked to see if his slippers were on the floor by the window seat where he usually left them when he went out. They weren’t there. Why? The water was boiling. I poured it over the cereal, stirred it, then stopped. The house was so still. I called his name. No answer. Was he sick or had he overslept? I remember thinking I shouldn’t eat until I was sure he was all right.
La maison était trop calme en cette matinée du 3 janvier, à mon réveil à huit heures, après une bonne nuit de sommeil. Trop calme. J’ai pris ma douche, me suis habillée, puis je suis descendue faire bouillir de l’eau pour faire du porridge. Peter se levait toujours très tôt, sans doute était-il en train de travailler dans son bureau, mais aucun signe n’indiquait qu’il avait pris son petit-déjeuner. J’ai regardé par la fenêtre et ai vu que le New York Times du jour était encore là, dans notre allée, dans son emballage plastique bleu vif. Était-il sorti faire une promenade ? J’ai regardé si ses pantoufles étaient là, vers le banc de la fenêtre où il avait l’habitude de les laisser avant de sortir. Elles n’y étaient pas. Pourquoi ? L’eau était en train de bouillir. J’en ai versé sur les céréales, ai remué le tout, puis me suis arrêtée. La maison était si silencieuse. Je l’ai appelé. Aucune réponse. Était-il malade ou bien dormait-il encore ? Je me souviens m’être dit que je ne devais pas manger avant d’être certaine qu’il allait bien.
Ainsi, c’est par un procédé de découverte, de lecture et de déchiffrage que s’ouvre le recueil, à travers l’interprétation graduelle des signes d’une disparition. Dans un entretien publié en 1989 au sein d’un numéro de la revue Difficulties qui lui a été consacré, Susan Howe explique [16] : « Sometimes I think my poetry is only a search by an investigator for the point where the crime began » (« Il m’arrive de penser que ma poésie est uniquement l’enquête d’un détective pour trouver le point de départ d’un crime »). Tout comme un détective, ces premières lignes reviennent sur leurs pas et reconstituent les étapes de détection d’un crime, et tout comme quelqu’un qui aurait perdu quelque chose, retracent le chemin parcouru depuis la découverte du corps sans vie de Peter Hare [17] :
I knew when I saw him with the CPAP mask over his mouth and nose and heard the whooshing sound of air blowing air that he wasn’t asleep. No.
Starting from nothing with nothing when everything else has been said.
J’ai compris, quand je l’ai vu avec le masque PPC lui recouvrant le nez et la bouche, et quand j’ai entendu le bruit de la machine soufflant l’air dans l’air qu’il ne dormait pas. Non.
Commençant de rien avec rien lorsque tout le reste a été dit.
Tandis que la banalité du quotidien commence à se déformer, que la poète ne trouve aucun des signes, ni aucune des traces des gestes ordinaires, de l’habitude, la grammaire de la prose commence elle aussi à se déformer à l’approche de la découverte du mort : « and heard the whooshing sound of air blowing air ». La poésie commence alors à sculpter l’ordinaire, la langue vernaculaire, avant de la modeler de façon plus radicale : « starting from nothing with nothing when everything else has been said ». Cette phrase de prose poétique quasi steinienne [18] ancre l’origine de l’écriture du recueil dans la répétition, non pas du vide, mais d’un rien comme de rien, et par l’effacement de « tout [c]e reste [qui] a déjà été dit ». En cela, loin de ressembler à un monument funéraire, la poétique de That This s’inscrit tout contre une vision blanchotienne de l’écriture [19] :
Ecrire n’est pas destiné à laisser des traces, mais à effacer, par les traces, toutes traces, à disparaître dans l’espace fragmentaire de l’écriture, plus définitivement que dans la tombe on ne disparaît, ou encore à détruire, détruire invisiblement, sans le vacarme de la destruction.
Ecrire selon le fragmentaire détruit invisiblement la surface et la profondeur, le réel et le possible, le dessus et le dessous, le manifeste et le caché.
Tout contre, car si l’espace ciselé de l’écriture de Howe se forme et se déforme au fil des pages en effaçant ses propres traces, l’espace littéraire que Howe ouvre s’inscrit, ni en rejet, ni en parfait accord avec, mais tout contre la notion blanchotienne de l’écriture, c’est-à-dire dans le rapport contigu d’une peau qui en touche une autre. L’écriture de Howe se frotte à la mort blanchotienne en ce qu’elle l’incarne et la manifeste de façon presque palpable, l’incorpore dans une architecture de papier, en ce qu’elle « écrit selon le fragmentaire » en rendant visible et tangible la destruction autrement invisible de « la surface et la profondeur, le réel et le possible, le dessus et le dessous, le manifeste et le caché » [20].
La tombe que le recueil ceint entre ses deux couvertures s’avère davantage être celle, symbolique, de l’Auteur, que celle des morts qu’elle convoque. En effet, à l’instar de James Welling, artiste à l’origine des photogrammes de « Frolic Architecture », qui se veut « ventriloque » [21], la voix et le lyrisme de Howe empruntent la et les langues des autres, de ceux qui ne sont forcément plus, puisque doublement défigurés sur la page : par le processus d’écriture tout d’abord, puis à travers les procédés successifs de déchirures, coupures, collages et scotchages (Howe insiste sur la visibilité du scotch au scan, pourtant supposé invisible). La poète fait passer les mots des morts sur la langue, dans sa langue et dans son langage, les donne à lire et à voir au lecteur dans le corps de ses poèmes, explorant la fragilité du papier, l’intimité des écrits, et le monumentalisme de l’Histoire américaine, au travers de structures architecturales, comme Andrew Eastman a également pu le percevoir [22] :
[T]heir basically rectilinear forms function in the tradition of sixteenth and seventeenth-century pattern poems, suggesting tomb or altar—and the latter shape is explicitly indicated to us by the reference to an “altar of snow” in the last poem from the third section of That This (105). What seems to be at stake, then, is the parallel between the use of the vertical-horizontal axes in architectural space as an affirmation of theological and political authority, and the space of the page—for Howe’s collages continually complicate and disrupt type’s traditional rectilinear outline through the introduction of oblique overlappings.
Les formes essentiellement rectilignes [des poèmes-collages] fonctionnent selon la tradition des poèmes visuels des seizième et dix-septième siècles, suggérant la forme du cercueil ou de l’autel – ce dernier étant d’ailleurs explicitement indiqué dans la référence à l’« autel de neige » dans le dernier poème de la troisième section de That This (p. 105). Ce qui semble alors être en jeu, c’est le parallèle entre le recours aux axes verticaux et horizontaux dans l’espace architectural comme affirmation de l’autorité théologique et politique, ainsi que l’espace de la page – car les collages de Howe ne cessent de compliquer et de perturber le format-type du schéma rectiligne traditionnel à travers l’introduction d’enchevêtrements obliques.
Si le rapprochement entre les poèmes de That This et les poèmes visuels de la poésie de la Renaissance peut sembler à première vue quelque peu hâtif [23], Howe n’employant pas de carmina figurata dans le recueil en question, ce rapprochement pourrait paraître plus évident dans le recueil Singularities, où la forme des poèmes donne à voir le cercueil (figs. 2 et 3). Cependant, il me semble que le parallèle demeure pertinent dans That This. S’il n’est pas incongru de voir dans les formes rectilignes des poèmes celles du cercueil ou de l’autel, on peut également constater que cet axe perpendiculaire (fig. 4) est dans la plupart de ses poèmes, perturbé, éclaté, mais qu’il s’avère présent et nécessaire. De fait, c’est à travers une logique de déconstruction (fig. 5) que Howe édifie ces axes, présentés comme toujours déjà défaits, la modalité architecturale qui semble le plus convenir à la poétique de Howe étant celle de la ruine.
[15] S. Howe, That This, Op. cit., p. 11.
[16] S. Howe, entretien dans The Difficulties, Susan Howe Issue, volume 3, n°2, sous la direction de Tom Beckett, 1989, p. 21.
[17] S. Howe, That This, Op. cit., p. 11.
[18] Nous faisons ici référence à la poète américaine Gertrude Stein.
[19] M. Blanchot, Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 72.
[20] Ibid.
[21] Welling cité dans l’entretien avec Jan Tumlir dans Artforum volume 41, numéro 8, avril 2003, pp. 217-218 : « I picked up this wonderful word, “ventriloquism,” and when I discovered photography, I realized that it was the perfect ventriloquist’s medium. I could throw my voice into different sorts of pictures: I could speak in many different formal languages. (…) When I moved to New York in 1978, I was working on a series of photographs of nineteenth-century handwriting and moody landscapes. These were my ventriloquist pictures; I felt I was citing an archaic style » (Traduction française : « J’ai trouvé ce mot formidable, "ventriloquie", et quand j’ai découvert la photographie, je me suis rendu compte que c’était le medium idéal du ventriloque. Je pouvais jeter ma voix dans différentes sortes de photos : je pouvais parler dans différentes langues formelles. (…) Quand j’ai emménagé à New York en 1978, je travaillais sur une série de photographies d’écritures du XIXe siècle et sur de mornes paysages. Ça, c’était mes photos ventriloques ; j’avais le sentiment de citer un style archaïque ».
[22] A. Eastman, « "A Shadow that is a shadow of // me mystically one in another": Susan Howe’s "type collages" », dans Revue Française d’Etudes Américaines, Transferts du religieux, sous la direction de Richard Anker et Nathalie Caron, volume 2014/4, n° 141, p. 213.
[23] On pense bien sûr à « The Altar » de George Herbert (fig. 6), ou à la traduction en anglais par Sylvester des Semaines de Du Bartas, par exemple.