Une image peut en cacher une autre :
références picturales et figures politiques
dans cinq adaptations de Gargantua
pour la jeunesse (1981-2018)

- Mathilde Goulvestre
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Fig. 20. I. Gautray, « Picrochole face à l’ambassadeur
Gallet », 1980

Fig. 21. I. Gautray, « Picrochole en
Adolf Hitler avec ses conseillers », 1981

Fig. 22. I. Gautray, « Gargantua sur sa
jument », 1981

Fig. 23. J.-L. David, Bonaparte franchissant
le Grand-Saint-Bernard
, 1800

Isabel Gautray va encore plus loin dans cette figuration en donnant à Picrochole les traits du chef militaire qui incarne, dans nos imaginaires, le mal absolu : Adolf Hitler. Cette figure est clairement identifiable à deux reprises dans l’ouvrage des éditions Bordas : d’abord face à l’ambassadeur Gallet, puis avec ses conseillers qui rêvent de grandeur. La première illustration (fig. 20) montre un Picrochole habillé à la mode du XVIe siècle, mais dont la coupe de cheveux, et surtout la moustache en brosse à dents, rappellent indéniablement le dictateur allemand. Faire de Picrochole, le souverain tyrannique et incontinent, un avatar d’Adolf Hitler est ici riche de sens : il figure le personnage antipathique, inique et allégorique du roi ennemi de Grandgousier. Cette figuration a aussi un intérêt moral : faire d’un personnage historique étant à l’origine d’un génocide la représentation du mal au sein d’un récit en apparence manichéen. En outre, elle permet de rendre perceptible pour le grand public la figure du tyran dans Gargantua : Isabel Gautray transpose le Charles Quint de Rabelais en une référence moderne équivalente, plus intelligible pour la jeunesse. La deuxième illustration (fig. 21) révèle trois images en une seule : celle illustrant le texte de Rabelais, l’intericonicité avec la figure iconographique et historique d’Adolf Hitler, et la référence au film Le Dictateur de Charlie Chaplin, qui se rapporte lui-même au chancelier nazi [22]. L’image est une recomposition de la célèbre « scène du globe », avec laquelle le texte de Rabelais partage plusieurs points communs. Par exemple, les rêves de domination qui inspirent ce moment de jeu avec un ballon-globe sont instillés par un conseiller cupide qui fait miroiter au personnage de Charlie Chaplin une conquête du monde, tels les conseillers de Picrochole qui attisent son désir de conquête. Comme Rabelais au chapitre XXXIII de Gargantua, Chaplin tourne en ridicule une figure de dictateur, son personnage d’Adenoïd Hynkel, inspiré d’Adolf Hitler, et présente une satire politique des dirigeants autocratiques. Isabel Gautray propose avec cette image un processus complexe de superposition des références artistique et historique : la référence historique à Adolf Hitler est médiatisée par une référence à un film comique bien connu du grand public, et qui peut être reconnu par le jeune lectorat. La figuration du dictateur allemand est rendue plus évidente par une reprise d’une œuvre de la culture populaire, et crée à terme un lien entre une œuvre du XVIe siècle, et une œuvre du XXe siècle, ce qui souligne dans un même mouvement la possibilité d’une résonance du texte rabelaisien avec l’époque contemporaine du lecteur. En passant par la caricature d’Hitler créée par Chaplin, l’image rend explicite le parallèle idéologique entre les deux dictateurs de deux époques différentes : Picrochole et le chancelier nazi. De plus, actualiser la vision de « l’ennemi » pour le jeune lectorat représente un intérêt didactique : cela permet d’introduire et de fixer des référents visuels et leur connotation au sein d’une culture commune. Si un enfant aura sûrement plus de difficultés à identifier ces références anachroniques, et notamment les figures ambiguës du XIXe siècle, le livre s’adresse aussi à l’adulte derrière le jeune lecteur, plus à même de repérer les lectures cachées de ces images. Néanmoins, le jeune lecteur lui-même pourrait, en grandissant et après plusieurs relectures des albums, discerner l’anachronisme et les évocations des habits et traits physiques de ces personnages.

 

« Ce qui est tapi derrière la surface lisse » [23: imaginaires politiques et critique du despotisme

 

D’autres figures politiques émaillent nos adaptations pour l’enfance et la jeunesse, et en premier lieu les souverains gigantesques du récit de Rabelais dont la puissance démesurée peut parfois faire l’objet de critiques implicites. Dans l’adaptation des éditions Bordas, Isabel Gautray fait référence au célèbre tableau de Jacques-Louis David, Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard dans son illustration de la traversée de la Beauce par Gargantua sur sa jument. Cette référence permet de familiariser le jeune lectorat avec une image maintes fois commentée et réinventée au sein de nouvelles œuvres : cela constitue une initiation, peut-être inconsciente, au patrimoine visuel pour l’enfant, et une identification sûrement plus évidente pour l’adulte. Isabel Gautray reprend la composition, l’angle, les positions des personnages, et apporte quelques modifications notables, telles que le doigt de Gargantua, qui est dirigé vers le bas et non pas vers le haut, ou l’arrière-plan du tableau, qui n’est plus épuré : la jument semble au contraire prisonnière des ronces à ses sabots et harcelée par des mouches et des frelons à son museau (fig. 22). La peinture de propagande napoléonienne (fig. 23), glorifiant le pouvoir impérial et la conquête en Italie par le franchissement des Alpes, se trouve ici renversée. Si la traversée, ou plutôt la déforestation, de la Beauce n’est pas une mince affaire pour Gargantua et sa jument, assaillie par les bêtes, les représentations textuelle et visuelle de l’album pour enfants apparaissent bien plus triviales et moins grandiloquentes que l’épisode napoléonien. Les noms des chefs de guerre illustres ayant traversé les Alpes avant Napoléon, Hannibal et Charlemagne (Karolus Magnus), sont remplacés par un fouillis de branches duquel la jument tente de s’extirper. L’exploit du chevalier sur sa fidèle monture, qu’il soit médiéval ou néo-classique, est subverti dans le texte : les ennemis ne sont que des insectes, et le doigt pointant vers le sol indique cette inversion des valeurs. Le choix de réinventer ce tableau qui glorifie une figure de pouvoir appuie la subversion du genre épique, et permet de mettre à jour des lectures cachées de l’épisode rabelaisien : le jeu polysémique rabelaisien est ici dédoublé, le texte et l’image offrent tous deux des parodies du registre épique. Le passage au ton héroï-comique – « Mais la jument de Gargantua vengea honnestement tous les oultrages en icelle perpetrées sur les bestes de son espece, par un tour, duquel ne se doubtoient mie » (XVI, p. 47) – est d’ailleurs translaté dans le texte adapté, à droite de l’image. L’intericonicité avec le tableau de David pourrait aussi introduire une critique implicite de la figure de pouvoir qu’est Gargantua. Isabel Gautray se réfère à un tableau de propagande au service d’un pouvoir autoritaire, et semble souligner, en identifiant Gargantua à Napoléon, la dimension arbitraire et excessive de la puissance du jeune souverain. Gargantua se réjouit du saccage de sa jument qui détruit une forêt pour de simples frelons : « Quoy voyant Gargantua, y print plaisir bien grand, sans aultrement s’en vanter. Et dist à ses gens. “Je trouve beau ce.” » (Ibid.). Le texte adapté par André Massepain nous apprend de même que « Gargantua prit un bien grand plaisir à voir la chose et dit à ses gens : Je trouve beau ça ! » [24]. En notre époque contemporaine où le régime monarchique n’est plus de mise en France, et où l’institution de la démocratie s’est construite en opposition au pouvoir despotique, cette dimension satirique ne peut pas être fortuite. Cette réinterprétation fait naître des lectures insoupçonnées du texte rabelaisien, et donne un nouveau sens à la disproportion caractéristique du style de l’auteur, ici entre la cause et la conséquence de l’exercice du pouvoir du jeune géant.

 

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[22] Charlie Chaplin, The Great Dictator (Le Dictateur), Charles Chaplin Productions, Etats-Unis, 1940.
[23] Citation de Ludovic Debeurme dans son entretien pour Lecture Jeune, « Rencontre avec Ludovic Debeurme », réalisé par Tony Di Mascio, art. cit., p. 5.
[24] François Rabelais, Gargantua, illustrations d’Isabel Gautray, Op. cit., p. 19.