Une image peut en cacher une autre : 
	    références picturales et figures politiques 
        dans cinq adaptations de Gargantua 
        pour la jeunesse (1981-2018)
        - Mathilde Goulvestre
        _______________________________
 
    

Fig. 6. I. Gautray, « Le banquet de naissance de 
Gargantua », 1981 
  

Fig. 7. P. Brueghel l’Ancien, La Danse de la mariée 
en plein air, 1566 
  

Fig. 9. S. Mourrain, « L’abbaye de 
Thélème », 2014 
  
  
Fig. 10. G. Noir, « Léonard de Vinci et 
Thélème », 2018 
  
Fig. 11. N. Claveloux, « Page de 
titre », 2004 
  
Fig. 12. J. Bourdichon et R. Testard, Horæ 
ad usum Parisiensem, v. 1480-1496 
 
  
  
   Ludovic  Debeurme n’est pas le seul artiste à créer des effets d’intericonicité avec  Pieter Brueghel l’Ancien. Le travail d’Isabel Gautray pour les éditions Bordas est  lui aussi fortement marqué par l’influence du peintre. Ses scènes de foules, à  différents moments de l’ouvrage [11],  rappellent les scènes de carnaval, de banquets et de rassemblements  populaires de Brueghel. Ces références sont bienvenues car elles font écho à  certaines caractéristiques de Rabelais qui présente dans ses textes plusieurs  scènes similaires, telle la naissance de Gargantua le 3 février [12], juste avant le Mardi  Gras, qui marque la fin du Carnaval. L’illustration qu’Isabel Gautray propose du  banquet lors duquel Gargantua naît est révélatrice de cette intericonicité (fig. 6).  Cette image semble en effet inviter à reconnaître deux tableaux du peintre de  la Renaissance : la page de gauche et l’arrière-plan reprennent les couleurs,  les personnages et la mise en scène de La Danse de la mariée en plein air (fig. 7), tandis que le deuxième plan où les convives festoient,  sur la page de droite, ainsi que les cruches débordant de vin sont inspirés de  la scène de banquet du Repas de noce (fig. 8  ). Ces illustrations sont imprégnées par une riche culture visuelle, et  introduisent ou réitèrent le contact entre l’enfant et ces référents  iconographiques patrimoniaux. Les images contribuent ainsi à forger une culture  iconographique pour la jeunesse, en se construisant à partir d’esthétiques retenues  par la postérité, mais elles s’adressent aussi aux adultes, toujours présents  dans le parcours du livre jeunesse, encadrant la lecture des enfants, et plus  informés sur l’histoire de la peinture. Cette mémoire picturale, explicite ou  implicite, crée une épaisseur dans la lecture de ces éditions en apparence  simples et univoques. En ce sens, l’intericonicité fait écho aux jeux  intertextuels rabelaisiens et aux effets de stéganographie [13] : elle fait  naître, à terme, une plurivocité interprétative. Les images des albums jeunesse  s’offrent elles aussi à lire « à plus hault sens », compensant  amplement le travail de simplification : là où le texte rabelaisien est  raboté, perdu pourrait-on même déplorer, les illustrations réinsufflent de la  polyphonie, du trouble, de la richesse interprétative, mais aussi de la densité  culturelle, de l’épaisseur iconographique. Le jeu polysémique si cher aux  lecteurs rabelaisiens est transféré du texte à l’image, gardant toute la  complexité de sa réception.
). Ces illustrations sont imprégnées par une riche culture visuelle, et  introduisent ou réitèrent le contact entre l’enfant et ces référents  iconographiques patrimoniaux. Les images contribuent ainsi à forger une culture  iconographique pour la jeunesse, en se construisant à partir d’esthétiques retenues  par la postérité, mais elles s’adressent aussi aux adultes, toujours présents  dans le parcours du livre jeunesse, encadrant la lecture des enfants, et plus  informés sur l’histoire de la peinture. Cette mémoire picturale, explicite ou  implicite, crée une épaisseur dans la lecture de ces éditions en apparence  simples et univoques. En ce sens, l’intericonicité fait écho aux jeux  intertextuels rabelaisiens et aux effets de stéganographie [13] : elle fait  naître, à terme, une plurivocité interprétative. Les images des albums jeunesse  s’offrent elles aussi à lire « à plus hault sens », compensant  amplement le travail de simplification : là où le texte rabelaisien est  raboté, perdu pourrait-on même déplorer, les illustrations réinsufflent de la  polyphonie, du trouble, de la richesse interprétative, mais aussi de la densité  culturelle, de l’épaisseur iconographique. Le jeu polysémique si cher aux  lecteurs rabelaisiens est transféré du texte à l’image, gardant toute la  complexité de sa réception.
   L’architecture du XVIe  siècle, dont on sait que Rabelais était un fin connaisseur [14], apparaît dans deux de  nos adaptations pour la jeunesse avec la représentation du château de  Chambord, l’un des plus célèbres châteaux de la Loire, construit sous  l’impulsion de François Ier. Il est esquissé sous les traits de  l’abbaye de Thélème par Sébastien Mourrain pour le Gargantua, d’après  Gargantua de François Rabelais, en écho à la lecture stéganographique mise à  jour par les spécialistes de Rabelais concernant l’abbaye de Thélème, qui s’inspire et superpose plusieurs  constructions du temps. En outre, le texte du XVIe siècle dépeint un monument structuré autour  de deux escaliers à vis [15], tout comme le château  de Chambord est centré sur son fameux escalier à double révolution. Le dessin (fig. 9) reprend les caractéristiques de l’abbaye de Thélème dépeintes dans le  texte, telles que sa forme hexagonale [16] (trois tours au premier plan, trois autres  sont discernables en arrière-plan), ou les cinq étages en hauteur [17]. Toutefois, nous pouvons  aussi discerner quelques éléments semblables à l’architecture du château de  Chambord, parfois déjà présents dans la description de Rabelais : la présence de l’eau au pied de l’édifice, l’architecture  des tours, et plus généralement le style de la façade principale évoquent  indéniablement le château de la Loire. L’album rend clair ce qui était  implicite dans le texte original et nécessitait une lecture savante pour être  mis à jour. Cette image recrée certains des sens cachés du texte de Rabelais en  déplaçant l’écriture stéganographique vers le dessin stéganographique.
   Une  autre édition fait référence au château de Chambord et plus largement au  contexte culturel du début du XVIe siècle en France pour illustrer l’épisode de  l’abbaye de Thélème : La Vie très horrifique des géants  Gargantua et Pantagruel, mise en images par Gaëtan Noir et adaptée et  scénarisée par Jean-Sébastien Blanck. La dernière double-page du récit remanié  de Gargantua montre une abbaye en construction. La référence à Chambord  est explicitée par une note de texte : « Allusion au château de  Chambord, en construction, et à Léonard de Vinci » [18]. Le  dessin (fig. 10) illustre cette note de bas de page et représente l’image  stéréotypée de Léonard de Vinci en pleine invention, assis sur une de ses  machines novatrices, en train de diriger le chantier, des plans dans les mains.  Cette représentation peut être considérée comme la reconduction d’un cliché :  l’architecte du château de Chambord reste de nos jours inconnu, et la  participation de Léonard de Vinci à la conception du château relève de  l’hypothèse. La seule certitude quant au lien entre l’artiste et scientifique  et le monument, repose sur l’escalier à double révolution : il serait  inspiré d’une invention de Léonard de Vinci, dont sont restées les esquisses.  Cependant, faire de Léonard de Vinci un personnage de l’histoire de Gargantua,  reprendre ses traits qui ont marqué l’imaginaire collectif (sa longue barbe  blanche, ses inventions époustouflantes dont la machine volante) permet  d’introduire le jeune lecteur, la jeune lectrice à des grandes figures passées  à la postérité, reconnues comme des référents du patrimoine culturel et de la  mémoire visuelle, abondamment et régulièrement représentées.
    
   Repères  anachroniques et prolongements du texte rabelaisien
    
   Cette introduction à une  culture commune peut dépasser le XVIe siècle, mais rester riche de sens. Certaines  références convoquées au sein du travail de Nicole Claveloux sont antérieures à  la Renaissance : l’artiste s’inspire de représentations iconographiques de  la fin du Moyen Age. Le livre s’ouvre sur une page de titre où les lettres du  mot « Gargantua » sont représentées à l’aide de personnages hauts en  couleurs, déformés pour correspondre aux lignes typographiques. Cette  proposition graphique (fig. 11) rappelle les lettrines ornementées  et colorées, caractéristiques des manuscrits du Moyen Age, mais aussi les abécédaires  pour enfants, et en premier lieu celui du jeune prince Charles d’Angoulême,  présent dans les Horae ad usum Parisiensem, dites Heures de Charles d’Angoulême, datant de 1480-1496. On remarque  un dispositif similaire : les mots sont figurés par des personnages ou des  animaux en action, dont les corps se tordent pour correspondre aux formes (fig. 12).  Ce titre sous la forme d’un alphabet introduit la prière du « Ave  Maria » dans l’ouvrage, et reprend le style grotesque de graveurs  allemands [19]. Les abécédaires et les titres de prières  imagés sont courants en ces derniers siècles du Moyen Age. Cette inspiration  iconographique nous rappelle que le Gargantua de Rabelais ne tire pas  seulement ses inspirations des arts du XVIe siècle, mais aussi de la culture  médiévale, et en premier lieu des romans de chevalerie et des chroniques en  prose.
    
   
    
    
 
   [11] On  peut penser aux illustrations pages 8 et 9, page 52 et pages 120-121, François  Rabelais, Gargantua, adaptation d’André Massepain, illustrations  d’Isabel Gautray, Op. cit.
[12] « Le fondement luy escappoit une apresdinée  le III. jour de febvrier, par trop avoir mangé gaudebillaux »,  chapitre IIII, François Rabelais, Œuvres  complètes, édition établie, présentée et annotée par Mireille Huchon, avec la  collaboration de François Moreau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la  Pléiade », 1994, p. 16.
[13] Sur ce  concept, voir Mireille Huchon, « Stéganographie rabelaisienne. Des endroits  secrets désignés par le maître », L’Année rabelaisienne, n°1, 2017, pp. 85-99.
[14] Rabelais était notamment  lié à deux grands architectes de son temps : Philibert de l’Orme et Guillaume  Philandrier. Plusieurs articles s’intéressent à ces relations  privilégiées : Frédérique Lemerle, « Philandrier et Rabelais, une amitié  romaine » dans Inextinguible Rabelais, dir. Mireille Huchon,  Nicolas Le Cadet, Romain Menini, Paris, Classiques  Garnier, « Les Mondes de Rabelais », n° 6, 2020, pp. 445-455 et Yves Pauwels,  « François Rabelais, Philibert de l’Orme et l’architecture », dans Ibid., pp. 457-470.
[15] « Au  mylieu estoit une merveilleuse viz, de laquelle l’entrée estoit par le dehors  du logis en un arceau large de six toizes » (LIII, p. 140), « Au milieu estoit une pareille  montée et porte comme avons dict du cousté de la riviere » (Ibid., p. 140-141).
[16] « Le  bastiment feut en figure exagone » (Ibid.,  p. 139).
[17] « Le  tout basty à six estages, comprenent les caves soubz terre pour un » (Ibid., p. 140).
[18] Gaëtan  Noir (illustrations), La Vie très horrifique des géants Gargantua et  Pantagruel, Op. cit., pp. 98-99.
[19] La BnF  (en ligne. Consulté le 15 mai 2024)  atteste l’influence de deux maîtres graveurs : celle du Maître E. S.  (1420-1468), un graveur allemand qui réalisa entre 1450 et 1467 un alphabet  figuré (en ligne. Consulté le 15 mai 2024) et  celle d’un maître anonyme néerlandais qui grava en 1464 un alphabet (en  ligne. Consulté le 15 mai 2024).