Une image peut en cacher une autre : 
	    références picturales et figures politiques 
        dans cinq adaptations de Gargantua 
        pour la jeunesse (1981-2018)
        - Mathilde Goulvestre
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Fig. 13. N. Claveloux, « Frise de soldats », 2004 
  
Fig. 15. N. Claveloux, « Arrivée de Gargantua à 
Paris », 2004 
  
Fig. 17. N. Claveloux, « La mise en habits de 
Gargantua », 2004 
  
Fig. 18. L. Debeurme, « Les conseillers de 
Picrochole », 2004 
  
Fig. 19. L. Debeurme, « La conquête de Picrochole », 2004 
 
  
  
   Les dessins de Nicole Claveloux dans le corps du  texte de cette adaptation pour la jeunesse évoquent eux aussi des œuvres du Moyen Age, notamment les miniatures à sujet profane au cours de la période allant du Xe au XVe  siècle. Nicole Claveloux semble réinterpréter les représentations médiévales où  foisonnent les différents personnages d’une cour, des serviteurs aux grands  seigneurs, ainsi que les iconographies de batailles, où brillent les armures de  métal. Les illustrations de Nicole Claveloux partagent plusieurs points communs  avec ces miniatures : des couleurs chatoyantes, un sens du détail, de  nombreux personnages de profils ou de trois quarts, et un travail des volumes  (notamment au niveau des vêtements). Ses mises en page sont aussi des  réinterprétations des mises en pages médiévales : lettrines, frises,  ornementations sont reprises et réinventées dans cette adaptation. On s’attachera  à quelques exemples : le travail d’enluminure du manuscrit de Gruuthuse, datant  du XVe siècle, à partir du texte des Chroniques de Jean Froissart,  datant du XIVe siècle, peut être rapproché du travail d’illustration de Nicole  Claveloux pour plusieurs éléments. La dernière double-page de la partie de l’ouvrage  dédiée au récit de Gargantua où l’on peut contempler une frise de  soldats tout en armure (fig. 13), rappelle l’encadrement visuel des  manuscrit médiévaux et la disposition des enluminures au-dessus du texte. Cette  image peut être rapprochée de la miniature de la bataille de Crécy, un des  premiers affrontements de la guerre de Cent Ans, dans le manuscrit de  Gruuthuse (fig. 14  ), où l’on remarque une même confusion de  personnages créée par l’accumulation des soldats, dont les armures de métal se  confondent, et une même représentation des guerriers, avec leurs harnois  scintillants et détaillés. L’artiste associe ainsi les armées de Picrochole aux  représentations de soldats médiévaux, et crée  une opposition entre une  campagne militaire archaïque, belliqueuse, symbolisée par les harnois, et la  recherche de la paix par Grandgousier, la considération de la guerre comme ultime  nécessité. Cette opposition joue sûrement sur un poncif ancré dans nos  imaginaires, construit par l’histoire littéraire du XIXe siècle : l’opposition  entre un Moyen Age marqué par l’obscurantisme, et une Renaissance régénératrice.  Les frises de personnages, illustrant l’arrivée de Gargantua à Paris (fig. 15) entourent elle aussi le texte, et rappellent les ornementations du manuscrit de  Gruuthuse, où l’on peut d’ailleurs distinguer quelques rares figures, humaines  ou animales. Ces divers personnages évoquent les scènes profanes des miniatures  médiévales, où sont présents au sein d’un même espace des protagonistes de  conditions et de classes sociales variées. On peut ainsi rapprocher cette  illustration de la miniature représentant l’entrée d’Isabeau de Bavière à Paris  en 1389 (fig. 16
), où l’on remarque une même confusion de  personnages créée par l’accumulation des soldats, dont les armures de métal se  confondent, et une même représentation des guerriers, avec leurs harnois  scintillants et détaillés. L’artiste associe ainsi les armées de Picrochole aux  représentations de soldats médiévaux, et crée  une opposition entre une  campagne militaire archaïque, belliqueuse, symbolisée par les harnois, et la  recherche de la paix par Grandgousier, la considération de la guerre comme ultime  nécessité. Cette opposition joue sûrement sur un poncif ancré dans nos  imaginaires, construit par l’histoire littéraire du XIXe siècle : l’opposition  entre un Moyen Age marqué par l’obscurantisme, et une Renaissance régénératrice.  Les frises de personnages, illustrant l’arrivée de Gargantua à Paris (fig. 15) entourent elle aussi le texte, et rappellent les ornementations du manuscrit de  Gruuthuse, où l’on peut d’ailleurs distinguer quelques rares figures, humaines  ou animales. Ces divers personnages évoquent les scènes profanes des miniatures  médiévales, où sont présents au sein d’un même espace des protagonistes de  conditions et de classes sociales variées. On peut ainsi rapprocher cette  illustration de la miniature représentant l’entrée d’Isabeau de Bavière à Paris  en 1389 (fig. 16  ), où ecclésiastiques, valets, bouffons et reines se  côtoient. Enfin, dans l’image de la mise en habits de Gargantua (fig. 17),  la grande plume que ses serviteurs ajustent à son couvre-chef évoque par sa  forme les ornements qui entourent le texte du manuscrit des Chroniques de Jean Froissart. Ces références aux enluminures de la fin du Moyen Age créent  une filiation foisonnante entre cet album pour la jeunesse et la mise en page  des manuscrits médiévaux, ce qui permet de souligner la relation étroite entre  le texte et l’image.
), où ecclésiastiques, valets, bouffons et reines se  côtoient. Enfin, dans l’image de la mise en habits de Gargantua (fig. 17),  la grande plume que ses serviteurs ajustent à son couvre-chef évoque par sa  forme les ornements qui entourent le texte du manuscrit des Chroniques de Jean Froissart. Ces références aux enluminures de la fin du Moyen Age créent  une filiation foisonnante entre cet album pour la jeunesse et la mise en page  des manuscrits médiévaux, ce qui permet de souligner la relation étroite entre  le texte et l’image.
   Le  travail de Ludovic Debeurme mêle lui aussi intericonicité ancienne et moderne dans  son Gargantua, comme il fait se côtoyer peintures aux couleurs tranchées  et gravures en noir et blanc. Dans un entretien pour la revue Lecture Jeune en 2005, il affirme à propos de ses peintures : « Quand je peins, c’est  un chemin vers plus de profondeur. J’arrête tout le reste. Il s’agit de faire  surgir une image muette qui n’a pour référence qu’elle-même mais qu’il faut  penser aussi en rapport avec toute l’histoire de la peinture » [20]. L’entretien  cite de nombreux artistes de référence, et notamment Otto Dix, dont les  peintures des guerres du XXe siècle et les étranges personnages, mais aussi les  compositions et les couleurs des scènes de vie de l’entre-deux-guerres,  rappellent les illustrations de Debeurme pour ce Gargantua. On peut  aussi se référer aux œuvres de Fernando Botero, dont les personnages aux formes  rondes et aux traits de visage atrophiés ne sont pas sans rappeler ceux de  l’adaptation en album du récit de Rabelais. Les dessins graphiques de Debeurme  sont, quant à eux, marqués par les styles de grands noms du dessin : de Roland  Topor à Robert Crumb (un des auteurs de bandes dessinées underground les  plus reconnus), tous deux cités dans l’article. Les travaux des cinq  illustrateurs de nos adaptations récentes de Gargantua pour l’enfance et  la jeunesse présentent bien souvent des sources iconographiques multiples et  variées, dont l’œuvre de Ludovic Debeurme n’est qu’un exemple frappant et plusieurs  fois commenté [21].
   Un  point commun étonne entre les illustrations d’Isabel Gautray et de Ludovic  Debeurme : les personnages d’antagonistes se réfèrent à des figures de  chefs militaires modernes occidentaux. Pour les éditions Milan Jeunesse,  Ludovic Debeurme propose des conseillers de Picrochole aux habits d’un autre  temps : ils portent plusieurs tenues de personnages issus de différents  conflits situés entre la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du  XXe. Nous retrouvons ces représentations des conseillers à deux reprises dans  l’album (figs 18 et 19). Le personnage le plus à droite de la  première illustration de l’épisode rabelaisien, la seule où il est clairement discernable (fig. 18), s’inspire des généraux prussiens du XIXe siècle, et  notamment de la guerre franco-prussienne de 1870, avec ses hautes bottes, son  uniforme et son shako caractéristiques. Le personnage au monocle porte, quant à  lui, un uniforme rappelant celui des hauts gradés de la Première Guerre  mondiale ou de la république de Weimar. Sur la première image, il tient dans sa  main le dessin d’une forte explosion, allusion aux nouvelles armes  destructrices introduites au cours des deux guerres mondiales, de l’obus à la  bombe atomique. Le dernier personnage, le plus à gauche sur la première image  et le premier en file derrière Picrochole sur la deuxième (fig. 19),  évoque à la fois les figures patibulaires de la IIIe République,  notamment marquée par des attentats et par des affaires de corruption, et les  premiers mafieux italiens, avec son chapeau haut-de-forme, son manteau long et  son pistolet désuet. Ces personnages qui incarnent les guerres et les conflits  de cette période historique servent de repoussoirs : leur cynisme et leur  air hagard, voire menaçant, en font des ennemis. En outre, les figures historiques  qu’ils évoquent sont elles-mêmes associées à des ennemis dans l’imaginaire  visuel français, ce qui permet d’introduire le jeune lectorat à des référents  culturels et à leurs connotations.
    
    
    
    
 
   [20] Tony Di  Mascio, « Rencontre avec Ludovic Debeurme illustrateur », Lecture  jeune, n°113, Paris, mars 2005, p. 5.
[21] On  citera deux articles centrés sur cet ouvrage : Gersende  Plissonneau, « Gargantua : d’une origine du roman à une  adaptation pour la jeunesse », dans Adapter des œuvres littéraires pour  les enfants : enjeux et pratiques scolaires, dir. Hélène Gondrand et Anne Vibert, Grenoble, SCEREN  / CRDP de l’académie de Grenoble, « Les cahiers de Lire écrire à  l’école », 2008, pp. 87-108 ; Nancy Oddo, « François  Rabelais, Gargantua [1534], extraits choisis et traduits du vieux  français par Christian Poslaniec, illustrations de Ludovic Debeurme, Milan  jeunesse, 2004, chapitre II, pp. 8-9 », dans La Littérature de  jeunesse par ses textes, dir. Bénédicte Milland-Bove et Marie Sorel, Paris, Presses  de la Sorbonne Nouvelle, « Les fondamentaux », 2020,  pp. 123-128.