Résumé
 Les  adaptations pour l’enfance et la jeunesse de classiques de la littérature  française sont souvent accusées de trahir les œuvres originelles. Dans cet  article, nous nous appliquons à démontrer en quoi les illustrations de cinq  artistes contemporains insérées dans des adaptations de Gargantua destinées à un jeune public prolongent le texte de Rabelais, et renforcent sa  polyphonie grâce au procédé de l’intericonicité.
 Mots-clés : Gargantua,  illustration, littérature jeunesse, adaptation, intericonicité
  
 Abstract
 Adaptations  of French literary classics for children and young people are often accused of  betraying the original works. In this article, we set out to demonstrate how  the illustrations by five contemporary artists inserted into adaptations of Gargantua for a young audience extend Rabelais’ text, and reinforce its polyphony through  the process of intericonicity.
 Keywords: Gargantua,  illustration, childhood studies, adaptation, intericonicity
  
 
  
  
  
  On a  souvent reproché aux adaptations pour l’enfance et la jeunesse de trahir, de  défigurer les textes, en particulier les œuvres patrimoniales de la littérature  française. Les transformations du texte original seraient guidées par un  objectif de « lisibilité », comme l’affirme Isabelle  Nières-Chevrel :
   
  [L’adaptation]  vise, dans le meilleur des cas, à reformuler un texte qui n’était pas destiné à  un jeune public pour le lui rendre accessible ; mais trop souvent elle  sert à édulcorer des œuvres littéraires, qu’elles soient pour adultes ou pour  enfants, à en réduire la complexité esthétique, voire à les augmenter d’une  série de banalités. Nous sommes alors devant une entreprise de  « lisibilité » d’un triple point de vue esthétique, normatif et  idéologique [1].
   
  Pour séduire la jeunesse et lui permettre  d’accéder à notre patrimoine littéraire, il faudrait réduire la complexité  esthétique des œuvres originelles, notamment par la coupe, la simplification et  donc la mutilation du texte.
  Les adaptations contemporaines de Gargantua destinées à la jeunesse nous permettent de nuancer ce propos. Si elles coupent et simplifient le texte, elles sont toujours accompagnées d’illustrations qui semblent aptes à réinvestir la complexité esthétique du texte original. Les liens tissés entre le texte et l’image font en effet partie du processus d’adaptation pour l’enfance et la jeunesse. C’est ce que nous essaierons de montrer en nous concentrant sur cinq adaptations contemporaines du second-né des livres rabelaisiens dont les illustrations véhiculent une riche culture visuelle : Gargantua (Bordas, 1981) illustré par Isabel Gautray et adapté par André Massepain [2], Gargantua suivi de Pantagruel d’après l’œuvre de Rabelais (Thierry Magnier, 2004) illustré par Nicole Claveloux, d’après un enregistrement sonore de 1966 interprété par Jacques Fabbri, Michel Galabru et Claude Piéplu (l’adaptateur n’est pas indiqué) [3], l’album Gargantua (Milan Jeunesse, 2004) illustré par Ludovic Debeurme et adapté par Christian Poslaniec [4], Gargantua, d’après Gargantua de François Rabelais (Amaterra, 2014) adapté par Jean-Luc Langlais et illustré par Sébastien Mourrain [5] et La Vie très horrifique des géants Gargantua et Pantagruel (Alzabane, 2018) illustré par Gaëtan Noir et adapté par Jean-Sébastien Blanck [6]. Ces adaptations ne sont pas destinées à un public scolaire : elles sont publiées dans des maisons d’éditions qui ne sont pas spécialisées dans les manuels scolaires et parascolaires, à l’exception des éditions Bordas. Cependant, le Gargantua d’Isabel Gautray ne ressemble pas à un ouvrage éducatif : l’absence d’appareil critique didactique et le format proche du in-quarto l’assimilent à un album. Ces cinq ouvrages présentent des cas frappants d’intericonicité qui font écho à l’intertextualité, à la fois antique, médiévale et contemporaine, narrative, poétique et théâtrale, de l’œuvre de Rabelais. Cette diversité de sujets, traduite par une diversité de tons et de styles, constitue la dimension polygraphique [7] de Gargantua. A l’instar des images que nous allons étudier, marquées par la plurivocité interprétative, le récit de Rabelais multiplie les interprétations possibles. L’œuvre a d’ailleurs suscité d’innombrables déclinaisons dans divers domaines au fil du temps : le personnage éponyme a notamment été mis en scène dans des caricatures politiques au XIXe siècle [8]. Nous nous attacherons précisément à montrer la dimension politique des images utilisées dans les adaptations contemporaines pour la jeunesse, qui s’inscrit dans une longue tradition iconographique. Cette lecture politique peut sembler étonnante au sein de livres pour enfants, mais il faut se rappeler que, dans la littérature d’enfance et de jeunesse, l’adulte est toujours le médiateur entre l’œuvre et le jeune public : il crée, édite, recommande, achète, lit, etc. Les cinq ouvrages analysés ici ne se limitent pas à leur lectorat de prédilection, et le public s’avère bien souvent double.
   
  Les contours  cachés des grandes œuvres de la Renaissance
   
  Dans  leur article « Gargantua et ses adaptations, entre  Moyen Age et humanisme », Isabelle  Olivier et Gersende Plissonneau analysent, entre autres, les illustrations de  Ludovic Debeurme pour l’album Gargantua, publié aux éditions Milan Jeunesse, et remarquent les nombreux points  communs entre la peinture « Détail de la célèbre bataille de  Picrochole » de l’album de Debeurme (fig. 1) et des tableaux  de deux maîtres du XVIe siècle,  Pieter Brueghel l’Ancien et Jérôme Bosch (figs 2, 3 et 4) :
   
  De plus, certaines de  ces illustrations peuvent évoquer les peintures de Jérôme Bosch et de Breughel,  qui se situent elles aussi à la charnière entre deux systèmes de pensée et de  représentation. Le « détail de la célèbre bataille de Picrochole »  que nous propose L. Debeurme est fondé sur un jeu d’ombre et de lumière  que l’on retrouve dans des tableaux comme Le Jugement dernier de  Bosch, Le Triomphe de la mort ou encore Margot la folle de  Breughel, où le personnage féminin évolue sur fond de ruines et de flammes [9].
   
  Dans  la continuité de cette analyse sur le jeu d’ombre et de lumière de l’image de  Debeurme, nous pouvons aussi penser à la partie haute du panneau intérieur de  droite L’Enfer, du Jardin des délices de Jérôme Bosch (fig. 5).  Les deux grands peintres de la Renaissance flamande ont, tout comme Rabelais,  marqué leur temps par leur originalité et leur profusion, leur débordement  graphique. Tout en s’inscrivant dans leur époque, ils ont développé des univers  visuels uniques en leur genre et hors des normes des mouvements artistiques de  leur temps, ce qui fait écho aux caractéristiques littéraires de Rabelais. Le  foisonnement de l’écrivain du XVIe siècle entre  d’ailleurs en dialogue avec les tableaux les plus célèbres des deux peintres.  On pourrait penser aux Jeux d’enfants de Brueghel, daté de 1560, où plus  de 230 enfants jouent à 83 jeux différents [10], et qui rappelle le chapitre-liste  XXII, « Les jeux de Gargantua », sorte d’encyclopédie des divertissements.
   
    
    
 
   [1] Isabelle  Nières-Chevrel, « Adaptation », dans Dictionnaire du livre de jeunesse : la  littérature d’enfance et de jeunesse en France, dir. Isabelle Nières-Chevrel, J. Perrot,  Paris, Ed. du Cercle de la librairie, 2013, p. 8.
[2] François  Rabelais, Gargantua, adaptation d’André Massepain, illustrations  d’Isabel Gautray, Paris, Bordas, « Contes gais de tous les temps », 1981.
[3] Gargantua  suivi de Pantagruel d’après  l’œuvre de François Rabelais, raconté par Jacques Fabbri, Michel Galabru et Claude Piéplu, illustré  par Nicole Claveloux, Paris, Editions Thierry Magnier, 2004.
[4] François  Rabelais, Ludovic Debeurme, Gargantua, extraits choisis et traduits du  vieux français par Christian Poslaniec, Toulouse, Milan jeunesse, 2004.
[5] Jean-Luc  Langlais, Gargantua, d’après Gargantua de  François Rabelais, illustrations de Sébastien Mourrain, Lyon, Editions  Amaterra, « Les grands textes à hauteur d'enfant », 2014.
[6] Gaëtan Noir (illustrations), La Vie très  horrifique des géants Gargantua et Pantagruel, d’après François Rabelais,  adaptation et scénario de Jean-Sébastien Blanck, Clamart, Alzabane éditions,  « Histoires d’Antan », 2018.
[7] La polygraphie et  l’hybridité de Rabelais ont fait l’objet de plusieurs études : Terence  Cave, « Polygraphie et polyphonie : écritures plurielles, de la  Renaissance à l’époque classique », Littératures classiques. De  la polygraphie au XVIIe siècle, n° 49, automne 2003, pp. 385-400 (en ligne. Consulté le 15 mai 2024) ; Dorothée Lintner, « Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. 38, n° 74,  juin 2011, pp. 107-120 ; Guy Demerson,  « Tradition rhétorique et création littéraire chez Rabelais », Etudes  de Lettres, n° 2, 1984, pp. 3-23.
[8] On citera trois exemples frappants : Anonyme, Le Gargantua du siècle ou l’Oracle de la dive bouteille,  1790-1792, eau-forte coloriée, H. 0,535 m ; L. 0,402 m, Paris,  BnF ; Anonyme, Mme. Gargantua à son grand couvert, Paris,  Paul-André Basset éditeur, vers 1804-1814, gravure à l’eau-forte et au burin  coloriée, H. 0,23 m ; L. 0,319 m, Paris, BnF ; Honoré  Daumier, « Gargantua », La Caricature, Paris, 16 décembre 1831, épreuve sur blanc  provenant du dépôt légal, H. 0,214 m ; L. 0,305 m, Paris, BnF.
[9] Isabelle Olivier, Gersende  Plissonneau, « Gargantua et ses  adaptations, entre Moyen Age et humanisme », dans Grands textes du Moyen Age à l’usage des petits, dir.  Caroline Cazanave, Yvon Houssais, Besançon, Presses universitaires de  Franche-Comté, 2010, p. 321 (en ligne. Consulté le 15 mai 2024).
[10] Selon  le site du musée où cette œuvre est conservée, le musée d’Histoire de l’art de  Vienne (en ligne. Consulté le 15 mai 2024).