Plus radicale encore est la démarche de Paul Willems dans sa Cathédrale de brume (1983) [32]. D’emblée, la première nouvelle se prive de toute reproduction pour figurer l’image qui servira de Leitmotive du recueil… celle-ci n’existant pas : « Depuis lors, dans mon lit, chaque soir, dès que je fermais les yeux, je la voyais tomber. Une chute qui n’en finissait pas. Elle tournoyait lentement, comme suspendue dans l’air, toujours sur le point de s’écraser sur le trottoir sans jamais l’atteindre. C’était une vision insoutenable » (CB 8). Assidument décrite dans la première nouvelle « Requiem pour le pain », c’est à partir du moment où le souvenir relaté par le narrateur est répété, à deux reprises dans la première nouvelle, qu’il fait image – mnésique dans ce cas – pour le lecteur : « Je ne parvenais pas à pleurer. Je voyais en moi ma cousine tomber sans tomber, tournoyer sans bouger, mourir sans mourir » (CB 8) et « Je la serrais contre moi de toutes mes forces pour l’empêcher d’aller s’écraser en une chute immense, là-bas, loin au fond de mon enfance » (CB 11). L’image fictive qui se déploie au fil de nouvelles prend les traits d’un memento mori, d’un corps figé dans sa chute comme saisi par une photographie. Ce faisant, le recueil jette les bases d’une « lecture réticulaire » (pour reprendre la notion de René Audet [33]), qui confère au lecteur un rôle dans la construction de la cohérence interne du recueil, assisté par une série de résurgences susceptibles d’articuler entre elles des nouvelles pourtant diégétiquement indépendantes. Cette cohérence tient de la « revenance » d’un motif iconique (l’image de corps « suspendus » ou « immobiles » (CB 22, 28, 49), « figés » et « flottant » dans une chute « lente » (CB 38, 45) susceptible de happer aussi bien les personnages que le lecteur qui saura en percevoir la « présence flottante » (pour reprendre Lyotard, que je citais plus tôt), précisément car il l’aura mémorisé et reconnu.
En resituant l’image du côté de l’expérience visuelle, ces quelques romans explorent le paradoxe posé au début de la présente réflexion (celui de textes qui refusent de faire voir ce qu’ils donnent à voir) et explorent en réponse une espèce de no man’s land figuratif au sein duquel se déploie une pensée figurale s’émancipant progressivement des cadres et des tracés de la représentation. Ils font montre d’une efficacité iconique qui leur permet de figurer une image sans pour autant la rendre présente, visible. Efficace, la langue l’est dans sa façon de produire une ou des images par le biais de ce qu’elle interpelle la psyché du lecteur : quoique l’ensemble des representamen, des signes, que déploie la langue ne relève pas du visible, ils parviennent à déterminer un interprétant en particulier, qui se distingue des autres au moyen de ce que le texte insiste dessus, à grand renfort de répétitions, de retours au même (d’où la nature iconique du procédé, qui repose sur le principe de mimèsis) et, par conséquent, d’appels du pied lancés à la mémoire du lecteur.
Les analyses confirment alors les pistes théoriques et méthodologiques explorées, qui s’inscrivent résolument dans ce que Gottfried Boehm et W. J. T. Mitchell appellent respectivement, dans les années 1990, « Iconic Turn » et « Pictorial Turn ». Quoique ces deux notions ne recouvrent pas exactement les mêmes réalités, elles s’accordent sur la nécessité de recalibrer la théorie : plutôt que de soumettre l’image au logos et à ce que la langue en dit, il convient de « comprendre “l’image en tant que logos”, comme un acte fondateur de sens » [34] ou encore, comme le suggère Louis Marin dans ses réflexions sur la figurabilité, d’envisager « toutes les relations possibles entre les figures ou les énoncés, […] tous les parcours possibles du regard et de la lecture dans le champ de l’œuvre » [35].
Il s’agit donc bien de visualiser l’image, même partiellement, de la reconstruire mentalement à l’instar de ce à quoi Willems enjoint ses lecteurs lorsqu’il mobilise un de ses motifs fétiches, celui de la ruine (ou de l’épave) : « Quand on voit une ruine, on a toujours tendance à reconstruire en esprit les parties qui ont été détruites. (...) Une forme de mémoire s’inscrit là dans l’espace par ces courbes que l’on complète et qui s’ajoutent à ce qui existe du monument » [36]. Qu’elle jouisse d’une existence empirique ou non, l’image n’a d’existence textuelle que celle que parvient à se figurer le lecteur, par reconstruction, remémorisation, imagination. En cela, ces textes déplacent l’angle d’approche des images : ils préfèrent aux questions de leur nature (le quoi ?), de leur fonction (le pourquoi ?) et de leur mode d’apparition (le comment ?), celle, assez synthétisante, du quand ? (« when is an image ? » [37]). C’est-à-dire qu’ils poussent à explorer comment la perception d’une image par le sujet se dote d’un caractère évènementiel qui lui confère son imagéité, qu’elle se déploie empiriquement, mentalement ou textuellement. La question du quand ne s’intéresse alors plus tant à ce qu’est une image qu’aux conditions qui permettent à un apparaitre de faire image, au moment où il devient image. Précisément, intégrer une image au sein du texte, faire résonner sa rythmique avec celle du langage, constitue une façon de la temporaliser, de l’émanciper des « arts de l’espace » auxquelles elle est généralement cantonnée. Les romans déploient alors une logique haptique, parce que leur traitement de l’image ne se contente pas d’être simplement descriptif ou passif, mais entend bien agir sur le lecteur aussi bien en termes de cognition (dans l’activité de décodage et de reconnaissance iconique) qu’en termes d’affects, puisque l’image se dote d’une charge diégétique (elle fait sens au sein de l’univers fictionnel) et émotionnelle (pour le personnage et par extension pour le lecteur) réactivée à chacune de ses apparitions. Reconnaître l’image permet au lecteur d’emboiter le pas au personnage, de constater comme lui une dilution de l’action romanesque au profit d’une suspension qui attire l’attention sur un détail, un fragment, une icône qui renvoie à l’objet dont elle est issue, et de ce fait fait image dans l’esprit du lecteur, qui la reconnaît, qui se la remémore, qui la reconstitue. Car tout comme on dit souvent que le sens est à lire entre les lignes, l’image qu’on ne voit pas ne peut être qu’entre-lue, qu’entrevue… et c’est bien assez pour être touché.
[32] P. Willems, La Cathédrale de brume, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1983. Toute citation de ce livre sera dorénavant référencée comme suit : (CB suivi du numéro de page).
[33] R. Audet, Des textes à l’œuvre. La lecture du recueil de nouvelles, Québec, Ed. Nota Bene, « Etudes », 2000.
[34] B. Stiegler, « Introduction », trad. de l’allemand par D. Trierweiler, dans Trivium, n°1, « “IconicTurn” et réflexions sociétales », 2008 (en ligne. Consulté le 2 mars 2023). Il cite G. Boehm, « Iconic Turn. Ein Brief », dans Bilderfragen: Die Bildwissenschaffen Im Aufbruch, sous la direction de H. Belting, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2007, pp. 27-36.
[35] L. Marin, « Transparence et opacité de la peinture… du moi », dans L’Ecriture de Soi. Ignace de Loyola, Montaigne, Stendhal, Roland Barthes, Paris, PUF, 1999, p. 135.
[36] P. Willems, « La ruine, la mort, le rien », dans Le Monde de Paul Willems [1984], Editions Labor, « Archives du futur », 1992, p. 209.
[37] G. Boehm, « Pictorial versus Iconic Turn: Two Letters », dans Culture, Theory and Critique, vol. 50, n° 2-3, 2009, p. 107.