Ces exemples illustrent le caractère événementiel dont se dotent les images traitées par la littérature – le roman d’Emmanuel ne s’arrête plus à simplement évoquer une image préexistante, mais élabore au sujet de l’expérience que constitue sa vision. Plus encore, il est tentant de supposer que les textes cherchent à récréer cette expérience par leurs propres moyens, des moyens essentiellement langagiers dont la principale contrainte est qu’ils ne sont pas aptes à faire effectivement voir l’image. Cette dernière, irrémédiablement autre que ce qu’elle prend en charge de représenter, de re-présenter, est à la fois assez semblable pour renvoyer à l’objet qu’elle mime et assez distincte que pour ne pas être confondue avec lui ; ce faisant, elle maintient son rôle de figuration d’une absence.
Pareille considération pousse à soumettre la notion de figuration à une réévaluation partant de ce que plusieurs penseurs appellent une pensée figurale, soustraite à la figuration. C’est notamment ce qu’explique Jean-Christophe Bailly, lorsqu’il avance qu’« une longue descente vers un art non figuratif pourrait être décrite (…) comme une révolte du figural » [8]. Se désolidarisant de la représentation (c’est-à-dire de la mise en forme plus ou moins mimétique d’un représentant par analogie avec un représenté) et, par extension, du logos, du langage et du lisible (de ce qui est décodable et interprétable), « la figure est déplacée » [9] nous dit Jean-François Lyotard, alors qu’il souhaite « rendre les armes à l’espace figural » [10] : elle agit plutôt comme « matrice fantasmatique » [11] qui irradierait les textes ; ce que ne semble pas contredire Bernard Vouilloux (parmi d’autres), lorsqu’il compare les images à des échafaudages à partir desquels s’amorce le travail d’écriture et s’élève le texte, et dont il ne reste pas de trace visible une fois l’œuvre achevée [12]. Mais quand bien même peut-il ne pas subsister de trace visible, il en demeure qu’une qualité visuelle persiste au sein du texte.
Alors qu’Emmanuel recourt à la désignation puis à la description du tableau de Schiele, même très brièvement, il succombe en quelque sorte à la tentation du figuratif, dans la mesure où il inscrit l’image dans un ordre de visibilité cadré, ne fût-ce que par la langue. D’autres écrivains y résistent ; c’est notamment le cas d’Eric Laurrent qui, dans son Coup de foudre (1995) [13], impose à la diégèse une rythmique s’originant dans un chef d’œuvre de la Renaissance : La Naissance de Vénus. Le tableau de Botticelli, parmi les plus célèbres au monde, tellement célèbre que le texte peut non seulement se passer de le reproduire, mais également de le décrire et même de le nommer, est distillé dans la narration, à la suite d’un processus de fragmentation de l’image qui autorise la dissémination de ses motifs. Tout part du moment où Chester, le protagoniste cartoonesque du roman de Laurrent, « devine » (CF 9) dans les traits de la « création débile, une ébauche » (CF 9-10) qui traverse son écran, une Vénus que le lecteur aura tôt fait d’assimiler à celle du maitre florentin, tant les épisodes hallucinés qui font suite à l’effondrement narcoleptique du personnage sur son clavier d’ordinateur (sorte de syndrome de Stendhal détourné et grotesque) ne cessent d’y renvoyer. A partir de cet épisode, le personnage de Vénus Azerty interrompt la progression du court roman à pas moins de vingt-et-une reprises, qui voient se confondre les régimes narratifs, dialogiques et iconiques dans une langue qui noue en son sein le lien entre texte et image. En témoigne le passage suivant, qui laisse la part belle à l’image et à sa manifestation, au détriment de toute illusion réaliste :
Tout scintillait. Il [Chester] dut se frotter les paupières. La spirale d’un escalier de marbre blanc déversait à ses pieds des marches hémisphériques ; c’était comme un torrent, et les volutes, sinuant après les murs, prenaient l’aspect des algues ; la rampe elle-même semblait se liquéfier en un ru adventice ; de fins piliers d’aciers tombaient comme des filets d’eau ; le carrelage au sol représentait des coquillages. Dans le même temps qu’il perçut l’écoulement d’une fontaine une créature, coucou je reviens, se détacha à l’autre bout du hall, comme surgie du fond de l’eau. (…) L’obscurité conservait cependant la souvenance d’un flamboiement extrême, blond vénitien sans doute, celui de la chevelure de cette femme (CF 35).
Plutôt que de converger vers l’apparition de Vénus, qui finalement échappe à toute figuration effective puisque sa trace se résume à une annonce (« coucou je reviens ») et à un souvenir (celui d’une chevelure blond vénitien), la suspension narrative s’attarde sur l’élément liquide, duquel surgit le motif du coquillage ou plutôt, par analogie, de la conque – celle d’où sort la Vénus mythologique dépeinte par Botticelli. Ces coquillages rejoignent un réseau de motifs iconiques qui tantôt annoncent l’apparition de Vénus tantôt s’y substituent ; il suffit d’une boucle d’oreille prenant leur forme (CF 43) ou encore d’une enseigne de station-essence Shell (CF 54) pour activer dans le chef du lecteur une reconnaissance qui suffit à la résurgence du tableau. Comme le dit Chester : « Comment ne pas vous reconnaître Vénus ? » (CF 78).
Ce qu’accomplit Laurrent dans son roman relève de la visualité plus que de la visibilité. Le distinguo se révèle particulièrement opérant dans le cas des textes qui ne reproduisent pas empiriquement l’image qu’ils prennent en charge, ce qui court-circuite quelque peu le raccourci qui assimile trop vite les études des relations texte-image à celles sur l’intermédialité. Car dans ce cas et, plus généralement, dans le cas des relations in-absentia (pour reprendre la terminologie de Vouilloux [14]), l’analyse ne s’intéresse qu’à seul médium : le texte, qui déploie des modes de signification à rapprocher non pas de la visibilité, mais de la visualité. Il est ainsi dit d’un objet qu’il est visible s’il est effectivement vu, s’il est déjà interprété alors même qu’il est regardé. Par contre, le visuel, selon la voie ouverte par Didi-Huberman dans Devant l’image, requiert du sujet spectateur qu’il accepte de se laisser regarder par l’œuvre :
Dire que la région du visuel “fait symptôme” dans le visible (…) [c]’est (…) tenter de reconnaître l’étrange dialectique suivant laquelle l’œuvre, en se présentant d’un coup au regard de son spectateur (…) délivre en même temps l’écheveau complexe d’une mémoire virtuelle : latente, efficace [15].
Ramené à sa propre subjectivité, le spectateur devient le sujet d’une sorte de double vision qui le situe à la fois face au monde et face à l’image, qui opère une percée au sein du monde – comme Vénus dans celui de Chester, dans celui du lecteur. En outre, la paronomase qui associe le visuel au virtuel ne saurait se réduire à une simple coquetterie stylistique, dans la mesure où le visuel regarde ce qui ne se donne pas à voir, en tout cas pas tel quel, dans l’image : il relève du virtus, cette « puissance souveraine qui n’apparaît pas visiblement » [16]. C’est en ce sens que le visuel fait symptôme, car il perturbe la lecture iconologique des images (une lecture du visible, traduit en lisible) et révèle ce qui agit en creux, ce qui autorise justement les images à figurer (au sens figural) dans le chef du lecteur.
[8] J.-C. Bailly, L’Imagement, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2020, p. 178.
[9] J.-F. Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 20.
[10] Ibid., p. 19.
[11] Ibid., p. 20.
[12] B. Vouilloux, « Texte et image ou verbal et visuel ? », dans Texte/Image : nouveaux problèmes, sous la direction de L. Louvel et H. Scepi, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 25.
[13] E. Laurrent, Coup de foudre, Paris, Minuit, 1995. Toute citation de ce livre sera dorénavant référencée comme suit : (CF suivi du numéro de page).
[14] B. Vouilloux, La Peinture dans le texte, Op. cit.
[15] G. Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Minuit, « Critique », 1990, p. 28.
[16] Ibid., p. 27.