Plus encore que celle d’Emmanuel, la démarche de Laurrent invite le lecteur à ne plus lire les images, car leur apparition, toute virtuelle soit-elle, s’apparente bien à une expérience qui outrepasse celle de la simple lecture. Les deux écrivains invitent à voir ces images, à les voir autrement que par les yeux… ce que semble également suggérer Luc Vancheri. Prenant acte des évolutions artistiques des deux derniers siècles et nourrissant sa pensée des théories freudo-lacaniennes de l’inconscient (à l’instar de Didi-Huberman), Vancheri part de ce que le visuel fait symptôme dans le visible et interpelle la mémoire virtuelle du spectateur pour poser les bases d’une analyse figurale. Cette « technique un peu neuve et un peu plus sensible à certains phénomènes d’images » [17] envisage ces dernières moins selon leur présence et ce qu’elles inscrivent dans la lisibilité que selon les « processus de pensée non liés » [18] qu’elles enclenchent. Les textes s’évertuent de reproduire ces processus, au fil de rappels qui d’une part inscrivent l’image et ses motifs dans la mémoire du lecteur et d’autre part capitalisent sur ces rappels pour lui permettre de se figurer l’image dès leur apparition. Cela passe, pour Vancheri, par un recalibrage permettant d’envisager les images empiriques comme des images du rêve, c’est-à-dire des images matricielles, enregistrées par la mémoire et qui, à l’instar de l’imaginaire qu’elles composent en partie, imprègnent le tissu du texte au moment de la rédaction, sans pour autant laisser de trace visible. En quelques mots :
Parler de figurabilité, c’est donc avant tout dégager l’image de sa triple dimension expressive, représentative et logique, et replacer l’analyse au contact des processus qui permettent l’assomption figurative d’une forme. C’est cette économie singulière du rêve qui intéresse l’art. (...) En décidant d’analyser les images de l’art comme des images du rêve, ou plutôt en concevant que les procédés de figuration des dernières pourraient servir la compréhension des premières, s’ouvre non pas tant la voie d’un inconscient du visible, comme on l’a dit trop souvent et un peu vite, que celle d’une figurabilité de l’image [19].
Résolument invisible, l’image est pourtant vue, ou plutôt visualisée par qui saura en reconnaître les traits, ceux que dessine la langue. Ou encore, par qui en remontera la trace, disséminée au gré du texte, comme si l’image figurale lui imprimait sa propre rythmique – c’est en cela qu’elle est matricielle. Le constat à faire est alors celui de textes qui semblent de plus en plus reconnaître aux images leur pouvoir disruptif et, au-delà d’une inscription de l’image dans le langage, rendent de plus en plus compte du moment de sa vision : l’image fait évènement et sa simple évocation, description ou allusion par le texte bouleverse la narration. L’expérience de lecture ne repose ainsi plus uniquement sur ce que le langage produit effectivement, mais également sur la capacité de ce dernier à céder une part de son efficacité aux images. Bien qu’elles ne soient pas reproduites et/ou visibles, elles activent une signification dans le chef du sujet lecteur qui en fait l’expérience, une expérience extatique : à la double vision du réel et de l’image succède la triple vision du réel, du texte et de l’image qui s’y dessine.
Une efficacité iconique ?
La façon dont le visuel imprègne le verbal est donc, à proprement parler, indicielle, car « [t]out ce qui attire l’attention est un indice », « [t]out ce qui nous surprend est un indice » [20], tout ce qui indique donc la présence d’une image qui serait externe au texte est un indice. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : d’un renvoi à quelque chose qui serait externe au texte. Parler d’intermédialité dans ce cas relève d’une approximation dont il faut tout de même mesurer les apports théoriques et méthodologiques (ne serait-ce que pour saisir les modes de signification des images) ; Werner Wolf propose à ce titre de parler d’« intertextualité aux implications intermédiales » pour désigner « the verbal imitation of features of a non-literary medium or (…) the creation of analogies to it » [21]. Cet autre médium, il s’agit alors d’en remontrer la trace en suivant les indices (précisément) que la langue convoque jusqu’à en retrouver « l’élément nucléaire » [22] ; cela suppose, selon Vouilloux : « l’étude de certains tropes permettant de repérer les circuits empruntés par la production et la réception des références et allusions, et par suite les positions de lecture (tels l’appel à la mémoire ou la mise en relation analogique) qu’ils desservent » [23].
Les travaux de Vouilloux, incontournables en matière de relations texte-image, qu’il suggère de renommer « verbal-visuel » [24], reposent sur une interprétation ou, plutôt, sur une mise à l’épreuve de la sémio-pragmatique peircienne. En quelque mots, trop peu sans doute, Peirce met au jour une approche triadique à même d’approcher le signe, ou le representamen, selon la triple relation qui le lie à son objet, par le biais de son interprétant, c’est-à-dire par l’idée de l’objet que le representamen génère dans l’esprit du sujet. Ce representamen officie en tant que signe : il a pour fonction de représenter un objet, d’enclencher dans l’esprit du sujet une représentation mentale, idéelle de cet objet, qui s’appuie sur les connaissances préalables que le sujet en a. Cette représentation ou reconstruction mentale, précisément parce qu’elle décode le representamen, l’interprète, lui confère une signification : il s’agit de l’interprétant. En d’autres mots, ceux de Peirce, un signe est : « tout ce qui détermine quelque chose d’autre (son interprétant) à renvoyer à un objet auquel lui-même renvoie (son objet) de la même manière » [25].
Vouilloux s’approprie le modèle et l’adapte en posant l’interprétant au départ de deux processus de renvoi textuel au visuel, chargés de jeter le pont entre ce qui s’accomplit figuralement dans et par la langue, et ce qui est perçu puis interprété par le lecteur. Ces processus sont la référence et l’allusion. Lorsque l’interprétant découle d’une série de signes linguistiques qui explicitent la préexistence de l’image à laquelle ils renvoient (par la mention du titre ou de l’artiste par exemple, comme le fait François Emmanuel), Vouilloux parle de « référence ». Alors que l’allusion, sans se priver du recours aux interprétants convoqués par la langue, requiert un investissement plus approfondi de la part du lecteur : « au codage des interprétants se superpose un travail interprétatif qui n’est plus seulement de décodage symbolique, mais de déchiffrage analogique » [26], à la façon de ce que propose Laurrent.
L’interprétant est donc la seule image qui émerge du texte, visuelle en son sein et visible dans l’esprit du lecteur. Vouilloux réaffirme le substrat sémiotique de sa réflexion lorsqu’il précise que « l’allusion cumule les relations de contiguïté et de similarité factuelles imparties respectivement chez Peirce, à l’indice et à l’icône » [27]. Dans la mesure où elle se veut moins explicite et joue davantage de ce qu’elle désigne sans le faire expressément – elle allude, précisément –, l’allusion se met au service du visuel, plutôt qu’à celui du visible.
La définition peircienne de l’indice s’accommode bien des phénomènes observables en termes de relations texte-image, dans la mesure où la trace laissée par l’objet n’est pas uniquement empirique, mais relève davantage d’une préexistence qui se marque sous la forme d’une référence au sein du texte et d’une trace mémorielle dans le chef du sujet lecteur. Ainsi, l’indice « est en connexion dynamique (y compris spatiale) et avec l’objet individuel d’une part et avec les sens ou la mémoire de la personne pour laquelle il sert de signe d’autre part » [28].
[17] L. Vancheri, Les Pensées figurales de l’image, Paris, Armand Colin, 2011, p. 5.
[18] Ibid., p. 28.
[19] Ibid., p. 66.
[20] Ch. Sanders Peirce, Ecrits sur le signe. Textes rassemblés, traduits et commentés par G. Deledalle [1978], Paris, Seuil, « Point », 2017, p. 180.
[21] « [...] l’imitation verbale des caractéristiques d’un médium non-littéraire ou (…) la création d’analogies s’y rapportant » [je traduis] (W. Wolf, « Intermedial iconicity in fiction: Tema con variazioni », dans From Sign to Signing, sous la direction de W. G. Müller et O. Fisher Olga, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, « Iconicity in Language and Literature », 2002, p. 340).
[22] B. Vouilloux, La Peinture dans le texte, Op. cit., p. 19.
[23] Ibid.
[24] B. Vouilloux, « Texte et image ou verbal et visuel ? », art. cit.
[25] Ch. Sanders Peirce, Ecrits sur le signe, Op. cit., p. 147.
[26] B. Vouilloux, La Peinture dans le texte, Op. cit., p. 28.
[27] Ibid.
[28] Ch. Sanders Peirce, Ecrits sur le signe, Op. cit., p. 185.