Dans ce noir, dans l’obscurité du musée, ce qui se métamorphose est ainsi la manière même de la perception, « avec ce mouvement de reconnaissance de la forme, ce mouvement par lequel, glissant le long de ce qu’elle découvre, elle explore une limite, une peau, et la plénitude que cette limite renferme » [46]. La lampe torche dessine les tableaux, fait jaillir leur matière irrégulière, faite de touches bosselées, de craquements, d’ondulations. Est-ce que la lampe torche est un prolongement de la main ? C’est possible, et aussi qu’elle soit le prolongement imaginaire d’un désir, même érotique, d’atteindre l’œuvre, de faire comme si cette dernière se déchainait face à l’observateur. Ce qui compte c’est que, comme les animaux de Bailly qui apparaissent au milieu de la nuit, ces peintures surgissent au milieu de leurs égarements, et que leur vision permette l’accès à une venue, qui relève d’une « distension entre l’imminence et l’advenu » [47]. Le geste de la lampe torche est ainsi une formation, l’apprentissage toujours renouvelé d’une façon de voir. Il ne cherche plus à reconnaître ou identifier l’œuvre, mais à la parcourir, à l’arracher du noir, à faire que chaque peinture advienne à même le regard. La vision ne s’accomplit pas ; elle sillonne, glisse sur la surface peinte qui s’étale à mesure que cette dernière surgit, comme si elle
devenait l’allégorie même de l’opération intellectuelle ou comme si, par elle, le sens du toucher s’avouait comme étant le raccourci le plus sûr entre le sensible et l’intelligible, l’un comme l’autre n’étant pas donnés une fois pour toutes mais venant peu à peu et simultanément, au fur et à mesure d’une avancée qui glisse et se dilate [48].
Coda : faire face
Un tel côtoiement avec l’image, en modelant ses propres phrases surgissant dans un éclat de lumière relève d’une posture inconvenable, presque gênante : faire face, longuement, dans le temps et l’espace ; être là devant la chose et regarder, et y répondre, aussi, en étant à sa hauteur (étant à la hauteur d’un visage, d’une image, pour y répondre). Corentin Lahouste, intervenu plusieurs fois sur l’œuvre de Yannick Haenel, suggère que son « discours sur l’art (…) se voit investi d’une portée existentielle, revitalisante » [49]. Si cela est le cas (et effectivement c’est le cas), je crois qu’il relève d’abord d’une manière de se positionner, de la part de l’écrivain, face aux œuvres. Quelque chose se joue dans la posture. Quelque chose qui tient ensemble la passivité ou disponibilité propre d’une écoute et le geste d’écrire, de braquer la lampe torche.
Dans les premières pages de Cercle, une scène me semble éclaircir ce « quelque chose ». C’est la scène dans laquelle le narrateur aperçoit pour la première fois la danseuse de la compagnie de Pina Bausch sur le Pont des Arts, où se trouvent des statues d’Alberto Giacometti. La rencontre entre les deux personnages passe ainsi par les statues, avec leurs mains qui se cherchent, qui dansent, tâtant les surfaces des œuvres et « à rebrousse, leur matière se lève, modelée de crevasse, fourrée de concassement qui ondulent : elles n’en finissent pas de se sculpter » [50]. Ce qui arrive dans cette rencontre, « entre nos corps et les bronzes des Giacometti », c’est l’ouverture d’une « région qui nous est inconnue » [51]. Le paysage, le corps, les passants, tout se met à vaciller, à tourner et « comme il n’y a que les Giacometti qui tiennent » le narrateur se dit : « fais comme eux, fais le Giacometti » [52].
C’est ce devenir-statue qui permet enfin au personnage de voir, de ressentir « un intervalle », « un décollement », c’est-à-dire « l’événement ». Or, cette scène qui passe par la main, par le toucher, même si elle ne se déroule ni dans un musée ni dans l’obscurité, me semble marquer admirablement la posture que Yannick Haenel montre aussi dans les autres rencontres avec des œuvres d’art. Il y a là de fait un passage entre la porosité d’un sujet qui est atteint par une œuvre, la disponibilité d’écouter (de tâter) la statue pour la ressentir et l’écriture, c’est-à-dire faire le Giacometti. C’est au fond un renversement similaire à celui (je reste volontairement dans le sillon de l’artiste suisse) mis en acte par Jean Genet qui, devenu modèle qui rétrécit sur la toile, absorbé et poreux, presque aspiré par elle, trouve dans le geste d’écrire la manière de dire ce que c’est de toucher cette même œuvre, cette souveraineté des œuvres qu’il va mettre sur papier, se repositionnant entre ces deux états, dans un lieu qui est justement un entre-deux :
Cette capacité d’isoler un objet et de faire affluer en lui ses propres, ses seules significations n’est possible que par l’abolition historique de celui qui regarde. Il faut qu’il fasse un effort exceptionnel pour se déprendre de toute histoire, de sorte qu’il ne devient pas une sorte de présent éternel mais plutôt une course vertigineuse et ininterrompue d’un passé vers le futur, une oscillation d’un extrême à l’autre, empêchant le repos.
Je regarde l’armoire afin de savoir enfin ce qu’elle est, j’élimine tout ce qui n’est pas elle. Et l’effort que j’accomplis fait de moi un être curieux : cet être, cet observateur, cesse d’être présent, et même d’être observateur présent : il n’arrête pas de reculer dans un passé et un avenir indéfini [53]
Dans cette oscillation, de la grotte au musée, du geste du regard à celui de l’écriture, un côtoiement ne cesse de traverser et de modeler une intimité avec l’œuvre, dans une recherche de nuances pour l’approcher, pour faire que son écoute résonne, et continue à résonner jusqu’au point où la peinture « se dégage de sa propre forme [et] ses contours s’animent », jusqu’au point où elle « se rejoue, toujours différente, dans les phrases où vont naviguer ses métamorphoses » [54].
[46] J.-C. Bailly, L’Imagement, Paris, Seuil, 2020, p. 141.
[47] J.-C. Bailly, La Reprise et l’éveil, Paris, Editions Macula, 2021, p. 21.
[48] J.-C. Bailly, L’Imagement, Op. cit., pp. 141-142.
[49] C. Lahouste, « Donner à voir l’irreprésentable, faire trembler le réel : l’agir symbolique des œuvres d’art reproduites dans Cercle de Yannick Haenel », Interfaces, n° 42, 2019, p. 56 (en ligne. Consulté le 6 avril 2023).
[50] Y. Haenel, Cercle, Paris, Gallimard, 2007, p. 43.
[51] Ibid., p. 42.
[52] Ibid., p. 47.
[53] Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, Paris, Gallimard, 2007, s.p.
[54] Y. Haenel, A mon seul désir, Op. cit., p. 54.