Il se peut, néanmoins, que cette brusquerie soit douce, que l’attaque soit calme (peut-être elles le sont toujours, même dans l’éclat de leur surgissement) ; cela ne change pas l’effet de venue, de soulèvement de la peinture. C’est ce qui arrive dans le livre Je cherche l’Italie, où la recherche de ce contact du regard à travers l’ombre commence à prendre une forme plus nette et précise, c’est-à-dire à se constituer comme une sorte de rituel. Nous sommes à Florence, face à la fresque de Fra Angelico qui se trouve au premier étage du couvent San Marco (fig. 2). Cette Annonciation, que l’écrivain va observer régulièrement pendant son séjour italien, est à nouveau l’occasion de s’arrêter sur une écoute : d’abord, encore grâce à un contretemps, un imprévu, un moment (réel ou fictionnel peu importe) qui suspend l’ordre habituel de la perception ; ensuite, grâce à la recréation d’une forme de plongement dans la matière même de la peinture où l’observation se fait pratique pour atteindre cette dimension pensive des couleurs. Mais voici le premier moment, qu’il faut citer entièrement :
Un après-midi sombre et pluvieux tandis que je contemplais l’Annonciation que Fra Angelico a peinte sur le mur du corridor, il y a eu une panne d’électricité : la lumière du couvent s’est éteinte.
L’Annonciation m’est apparue sous un jour nouveau : le mur a d’abord plongé dans le gris, puis ses couleurs se sont épanouies doucement, en se repliant sur elles-mêmes. Une lumière a monté depuis le fond, révélant peu à peu la matière qui la porte : une lumière naturelle, diffuse, fragile, qui émanait de la peinture, comme si la fresque l’avait absorbée au fil du temps, et qu’elle la libérait.
Etrangement, on la voyait mieux. On assistait à une émotion, celle qui appartient à la peinture elle-même – on entendait cette émotion [15]
Il n’est pas sans importance qu’il s’agisse d’une fresque, c’est-à-dire d’une matière colorée déposée à même le mur à fresco (l’intonaco, l’enduit de chaux, étant encore humide). Ce n’est pas seulement que la porosité même de la matière qui constitue l’œuvre et le procédé pictural aient animé la vision de l’écrivain. Certainement, tout ça joue un rôle dans certains choix sémantiques que ces pages déploient. Mais il s’agit en premier lieu d’un effet-mur [16] (un effet-paroi, on y reviendra) qui prend corps, celui qui s’étale face au spectateur, dans un lieu de passage en haut d’un escalier qui amenait les moines aux cellules et à la bibliothèque et qui est aussi un lieu de recueillement et de prière. C’est cela au moins ce que l’inscription en bas de la fresque nous rappelle : « N’oublie pas de dire l’Ave Maria quand tu passes devant cette fresque ». Un espace défini déjà par une injonction de faire une halte, par un regard qui est pensé pour une posture enguenillée, pour un accueil et un recueillement de ce qui est effectivement un événement mystérieux, l’Annonciation [17] (fig. 3). Cette paroi peinte, je le dis pour l’instant d’une manière fugitive et quelque peu brusque (car d’autres parois viendront), est aussi une paroi où différentes couches de temps se déposent ; ce que Yannick Haenel, dans une autre page de ce livre, rappelle avec cette belle phrase de Dante : « ‘il punto a cui tutti i tempi sono presenti’ : le point auquel tous les temps sont présents » [18].
Revenons néanmoins à la lumière. La lueur qu’on « entend » dans le récit de Yannick Haenel provient d’une fenêtre qui surplombe la fresque et qui à l’époque de sa conception était probablement la seule lumière, la lumière réelle, comme le dit le titre du chapitre du livre. C’est cela l’occasion de réunir dans un seul moment les deux conditions que j’ai esquissées : le temps et la lumière. Le jour de l’Annonciation, le 25 mars, avec l’historien de l’art Neville Rowley et l’artiste plasticienne Caroline Duchatelet [19], Haenel se rend ainsi avant l’aube au couvent pour observer le lever du soleil, pour voir la lumière réelle atteindre la fresque (fig. 4). Il s’agit d’attendre dans le noir, dans l’obscurité qui n’est jamais noire, l’arrivée de l’Annonciation, la venue de la lumière sur l’image. Je crois qu’on n’insistera jamais assez sur cette attente dans l’ombre, sur ce qu’elle est en réalité : une épreuve, une façon de rester immobile sur une chaise, un gradin, un tabouret ou à même le sol (je ne sais pas), mais toujours une manière d’être présent face à la fresque, de guetter quelque chose qui surgit dans les nuances de gris, de la nuit qui s’estompe.
L’attente, dit Haenel, « est elle-même une épaisseur ; elle imprègne le temps. L’attente est à la fois la substance et la forme du temps. Relève-t-elle d’une étendue ? » [20]. Mais, quoi qu’il en soit, dans l’étendue de cette suspension du temps, dans l’intervalle qui est nécessaire pour voir, règne l’obscurité. Il faut revenir ici à une très belle page de la Phénoménologie de la perception, où Maurice Merleau-Ponty nous rappelle que la nuit (l’ombre) est telle un enveloppement qui, effaçant notre ordinaire distance perceptive, nous fait ressentir à nouveau l’acte de voir (même l’effort de voir), en nous plongeant dans un espace sans profil qui nous touche lui-même : « c’est toute entière qu’elle [la nuit, l’ombre] s’anime, elle est une profondeur pure sans plans, sans surfaces, sans distance d’elle à moi. Tout espace pour la réflexion est porté par une pensée qui en relie les parties, mais cette pensée ne se fait de nulle part » [21]. Cette pensée qui tâtonne et sent incertaine la distance des choses, cette pensée qui est elle-même touchée par cette épaisseur, qui est elle-même dans cet enveloppement qu’elle touche et traverse, c’est donc l’espace animé dans lequel se déploie cette attente. C’est seulement à l’intérieur de cette pelote sombre qu’enfin la lumière vient, lentement, très lentement. « Il fait noir dans l’escalier (…). On ne voit pas bien, et pourtant, même dans le noir, il y a de la lumière. Elle semble abritée à l’intérieur de l’ombre. On dirait qu’elle respire. Le mur vibre » [22]. Et puis, ça arrive :
Le silence qui habite la fresque se diffuse à nos corps qui se tiennent maintenant dans le calme qu’elle leur prodigue. La partie gauche de la fresque, c’est-à-dire le jardin, sort lentement des ténèbres. La fresque vient ; elle semble se lever doucement depuis la lumière, comme si celle-ci exerçait une poussée dans l’air [23].
La poussée dans l’air de la peinture qui s’extrait, littéralement, de l’ombre ; et son silence, c’est-à-dire sa pensée. Ce qui m’intéresse, dans l’espace de cette attente face à une œuvre d’art, ce sont les mouvements que l’écrivain capte, la respiration de la fresque qui, investie par la lumière, libère sa matière colorée. La question qui en ressort, au fond, n’est plus celle de voir des tableaux ni, à proprement parler, de les écrire. Quelque chose d’autre s’introduit dans cette relation d’écriture, dans le geste qui amène la parole : « la fresque vient », dit Haenel, comme une sorte de souffle qui envahit la pièce, une bouffée de lumière. Face à la douceur de cette fresque il n’y pas d’assaut, d’effet fauve, ce que souvent l’écrivain exprime avec l’expression de « sauter au visage » (ce qui se réfère autant aux peintures qu’aux sensations). Néanmoins, même déclinée dans une relation intime et calme, à la venue de la fresque répond une venue de l’écriture, et cela par une proximité, voire un contact, qui la traverse et la touche (fig. 5).
[15] Y. Haenel, Je cherche l’Italie, Paris, Gallimard, 2015, pp. 201-202.
[16] L’attention que l’écrivain porte aux inscriptions sur les murs revient dans d’autres passages de Je cherche l’Italie, et elle est au centre de son roman Les Renards pâles. Il faudrait souligner, dans ce contexte, que ces inscriptions sont perçues par l’auteur en tant que formes qui prolongent la tradition de toute peinture murale, c’est-à-dire en tant qu’images. Sur le thème des graffitis voir C. Lahouste, « Du mur à la page. Poétique du graffiti dans Les Renards pâles de Yannick Haenel », Mémoires du livre, vol. 8, n° 1, 2016 (en ligne. Consulté le 6 avril 2023).
[17] « Comme l’a remarqué William Hood, le peintre a intentionnellement rehaussé la ligne d’horizon, de manière à ce que l’espace de l’Annonciation puisse s’appréhender au mieux de sa cohérence perspective, seulement si le spectateur est agenouillé devant l’image, c’est-à-dire dans la position liturgique de l’Ave Maria. (…) On pourrait dire également que l’image d’Angelico tient compte du cheminement effectué pour venir à elle, puisqu’elle apparaît au spectateur alors qu’il est en train de gravir l’escalier » (G. Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1990, p. 177 et p. 254).
[18] Y. Haenel, Je cherche l’Italie, Op. cit., p. 22.
[19] Pour cette occasion, Caroline Duchatelet a réalisé le film Le 25 mars (texte : Yannick Haenel ; son : Maxime le Saux), projet conçu avec l’historien de l’art Neville Rowley, co-production Centre national des Arts plastiques, Institut français Firenze, Polo museale della Toscana, Musée San Marco, 2015.
[20] Y. Haenel, Je cherche l’Italie, Op. cit., p. 206.
[21] M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Op. cit., p. 335.
[22] Y. Haenel, Je cherche l’Italie, Op. cit., p. 204.
[23] Ibid., pp. 205-207.