Au plus près de l’image. Yannick Haenel,
la lampe torche dans le noir

- Matteo Martelli
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Résumé

Dans cet article, j’interroge ce que l’écrivain Yannick Haenel appelle une « écoute » des œuvres d’art et questionne l’emploi de cette métaphore en relation au geste d’écriture. Plus particulièrement, ma réflexion se porte sur la manière dont certaines pratiques du regard qu’il expérimente reconfigurent autant une façon d’appréhender l’acte de voir qu’une pensée de l’écriture littéraire. Cela se traduit dans des expériences qui, détournant les conditions habituelles de la perception, visent à une intensification de l’acte de voir que l’on pourrait définir de tactile.

Mots-clés : perception, Yannick Haenel, regard, toucher, image

 

Abstract

This essay examines what Yannick Haenel calls « listening » to works of art and discusses the use of this metaphor in relation to the act of writing. More specifically, the study focuses on the way in which certain practices of the gaze that he experiments with reorient both a way of apprehending the act of seeing and a way of thinking about literary writing. By diverting the usual conditions of perception, these practices aim at an intensification of the act of seeing that could be defined as tactile.

Keywords: perception, Yannick Haenel, gaze, touch, image

 


 

Depuis au moins une vingtaine d’années, Yannick Haenel se frotte aux arts visuels. Dans ses romans, récits et essais, l’écrivain explore sans cesse des réverbérations entre le visuel et les phrases, entre des formes muettes (comme il le dit en reprenant Jean-Christophe Bailly) et un horizon littéraire et poétique. Que ce soit un tableau, une carte postale, une photographie, une estampe ou encore une tapisserie, si une image, pour Haenel, demeure silencieuse, elle donne néanmoins forme à une écoute pour ceux qui l’approchent, qui lui prêtent de l’attention, c’est-à-dire pour ceux qui font « l’expérience de [leur] propre désir en l’exposant à celui qui vibre au cœur de l’œuvre » [1]. L’expression qu’il utilise, « une écoute phrasée » [2], se réfère en premier lieu au fait (qui n’est pas sans poser problème) qu’une pensée loge dans les formes de la peinture, qu’une « parole l’habite, mais [qu’]elle fait naître des figures qui s’expriment en dehors du langage » [3]. Il s’agirait donc d’une façon d’atteindre, par le biais de l’expérience de l’écoute, une dimension de la pensée (en peinture) qui se tient en dehors du domaine du discours (mais que, justement, la littérature peut saisir) et de marquer par cela une manière de penser le visuel et de voir les images qui se veut en deçà d’une approche optique.

Dans cet article, je porte mon interrogation sur cette forme d’écoute des œuvres d’art, en suivant son cheminement dans certains travaux de Yannick Haenel. L’emploi de cette métaphore apparaît de fait comme un choix qui met en jeu une réflexion sur l’acte de voir et ses relations avec le geste d’écriture. Il se traduit, on le verra, dans des expériences de durée du regard, prolongées dans le temps et au plus près des œuvres qui, détournant les conditions habituelles de la perception, visent à une intensification de l’acte de voir voué à rejoindre une dimension proche du tactile.

Cependant, il reste quelque chose de problématique dans une pensée de l’écoute d’une œuvre d’art, et « l’audition des couleurs », comme le dit Merleau-Ponty, ne peut pas se référer dans ce cas au seul fait que « l’homme est un sensorium commune » [4]. D’une part, on sait bien que pour Haenel cette écoute s’insère dans une plus large poétique de l’audition (et plus particulièrement de l’écoute de ce qui n’a pas de parole) qui traverse son œuvre ; d’autre part, cette référence ne semble pas être posée pour entrecroiser ou mêler des formes de perception qui relèvent d’organes sensoriels divers, ni pour suggérer des modes de réception, et même de réception esthétique, qui ne seraient pas à chaque fois singuliers, voire ponctuels dans leur multiplicité. Pourtant, il y a bien une écoute du visuel, dit l’écrivain. Je ne crois pas que cette expression, quoique métaphorique, se rattache à un régime poétique. Au contraire, ce qui s’exprimerait d’abord, et presque d’une façon littérale, serait une manière de designer dans l’acte de voir (et d’écrire face à la peinture) quelque chose qui relève justement d’une expérience définissable en termes d’audition. Pour en comprendre l’usage, il vaut mieux donc rappeler ce qui différencie ces façons de percevoir, car l’auditeur n’est pas (ou pas nécessairement) un observateur et, en cela, ce qu’il entend lui arrive d’abord selon une simultanéité (et souvent un envoûtement) qui se déroule dans le temps, et qui, comme le dit Jean-Luc Nancy, ne serait pas la même dans l’acte de voir.

 

[L]’écoute a lieu en même temps que l’événement sonore, disposition clairement distincte de celle de la vision (pour laquelle, au demeurant, il n’y a pas non plus d’« événement » visuel ou lumineux en un sens tout à fait identique du terme : la présence visuelle est déjà là disponible avant que je la voie, la présence sonore arrive : elle comporte une attaque, comme disent les musiciens et les acousticiens) [5].

 

C’est donc d’abord cette forme d’événement qui devrait nous intéresser pour penser l’écoute dont parle Haenel, en ajoutant que pour Nancy elle est en même temps une « présence au sens d’un présent qui [est] un venir et un passer, un s’étendre et un pénétrer » [6]. Une venue au présent qui nous arrive et nous traverse ; une expérience de passage et de surgissement. Or, on pourrait aborder ce présent d’une présence en suivant un autre texte du philosophe dans lequel il emploie le terme italien désignant l’écoute, sentire, c’est-à-dire ce qui indique aussi « le terme générique de la sensibilité ou de la sensorialité » [7], et qui relève autant d’un entendre que d’un éprouver. On peut sentire avec l’ouïe, le goût, le toucher ; on peut ressentir une sensation physique ou psychique, mais aussi, justement, une présence ; on peut, encore, éprouver une émotion. Si j’entends ici l’écoute dont parle Haenel en tant que sentire, c’est pour souligner d’abord les éléments qui y sont en jeu : un lieu, un temps (qui passe et qui fait passer avec lui l’objet senti) et un sujet (un corps) qui éprouve quelque chose, qui est traversé, touché, par un son (une image ?), c’est-à-dire par une vibration matérielle et locale qui le rejoint.

Dans ce qu’il appelle « écoute » (mettons-le enfin entre guillemets), l’image se révèlerait alors en tant qu’expérience autre du regard, dans le déroulement d’une venue. Il s’agirait donc de faire du regard, de l’acte visuel, cet « événement », et de l’œuvre ce qui « arrive » ; et, avec cela, de sentire (en gardant toute la polysémie du verbe) l’œuvre et de faire sentire la pensée de l’œuvre dans ses formes. Telle serait l’écriture de cette « écoute ».

 

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[1] Y. Haenel, A mon seul désir, Paris, Argol, 2005, p. 54.
[2] Ibid., p. 37.
[3] Y. Haenel, Adrian Ghenie. Déchaîner la peinture, Arles, Actes Sud, 2020, p. 217. Voir aussi ; « Je trouve qu’on fait trop confiance aux images : on en met une, et on croit que les gens voient. Mais une image ne donne pas forcément à voir. Il faut trouver une parole qui soit capable de faire entendre la pensée qu’il y a dans le tableau. Par pensée, j’entends la vie secrète de la forme. Il n’y a que la littérature qui soit capable d’écouter une pensée qui ne se dit pas » (Y. Haenel, « Je crois que la peinture pense », entretien, Diacritik, 19 mars 2019 (en ligne. Consulté le 6 avril 2023).
[4] M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 280 et p. 286.
[5] J.-L. Nancy, A l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 34.
[6] Ibid., p. 31.
[7] J.-L. Nancy, Ascoltando, dans Peter Szendy, Ecoute. Une histoire de nos oreilles, Paris, Minuit, 2001, pp. 7-12.