Le parallèle que ces pages instaurent entre la vision des tableaux et celle des animaux dans le musée mérite une halte, car il se joue là quelque chose qui relie les diverses expériences de cette pratique du regard. On pourrait sans difficulté entrevoir dans la figure du narrateur celle d’un chasseur, sans armes mais doté d’une lampe torche ; d’ailleurs, le livre et le musée dans lesquels la scène se déroule suggèrent eux-mêmes cette hypothèse [35]. Mais c’est un autre aspect de ce rapprochement que je souhaite suivre. Ce que ce passage au Musée de la Chasse et l’expérience nocturne au Centre Pompidou dévoilent, c’est la création d’un lien intime à ce qui est observé (et à la façon de l’appréhender), où les tableaux et les animaux surgissent sous la lumière « comme dans une grotte ». Les uns et les autres brillent au fond de l’obscurité et nous atteignent de leurs voix muettes.
Cette parenté nocturne entre peinture et animal se situe, comme le dit Bailly dans un texte qui traverse littéralement celui de Haenel, dans un « point de solitude » [36] qui nous fait face, qui nous interroge : un espace d’intimité qui demeure pourtant hors du langage, dans les formes libres d’une souveraineté qu’animaux et tableaux témoignaient de leur seule présence. Si Tiens ferme ta couronne est un livre où « les animaux n’ont cessé de surgir dans [la vie du narrateur], de bondir hors de la grotte pour venir peupler [ses] désirs » [37], de la même manière les peintures dans le noir se révèlent en tant que forme d’un accès à une autre pensée, où « chaque animal [et chaque peinture] est le dépositaire d’une mémoire qui le dépasse comme elle nous dépasse et où tous les frottements de son espèce à la nôtre sont inscrits » [38]. C’est alors que l’expérience d’une écoute de ce qui se cache dans le noir et se soustrait à nos regards prend toute son ampleur et ses contours : pointant son faisceau de lumière sur ce qui se manifeste d’un seul coup avec toute sa « violence d’irruption qui est aussi une violence d’existence » [39], le geste d’Haenel ouvre la voie à une initiation qui rejoint, à l’intérieur même du musée, la grotte.
La paroi absorbée par le noir d’où les animaux et les peintures surgissent est presque une étendue. En elle, on ne le sait que trop bien, s’éclaire l’ombre de Georges Bataille, comme le dit Stéphane Massonet [40], avec sa descente dans la grotte et l’apparition que cela ouvre dans son esprit ; mais aussi ce qui s’éclaire est l’ombre qui depuis Lascaux s’accumule et hante toute forme d’art. C’est que la paroi de la grotte est aussi un dépôt immémorial de figuration, le noir d’où à chaque regard surgit « la simple étrangeté de la présentation » [41], « l’être là » de cette apparition. La perception des peintures dans le noir, comme la fresque de Florence, est ainsi un cheminement dans le temps de la peinture, dans ce qui se montre depuis toujours face à nous, nous faisant face. C’est le geste de l’art qui se révèle à chaque regard, chaque fois qu’un regard fait sortir de l’obscurité une peinture, chaque fois qu’il renoue, par son attention, un lien lointain, c’est-à-dire l’apparition d’un désir où « l’homme retrouve le sensible » en créant, « au-delà des œuvres utiles, une œuvre d’art » [42]. Ainsi, avec la traversée nocturne du Musée de la Chasse, écrit Haenel dans son roman,
j’approfondis une expérience millénaire et avance à travers un labyrinthe : je m’approche d’une paroi, je m’en éloigne, je veux transpercer ce voile où des images recouvrent mon nom. Quelque chose échappera toujours aux humains ; et n’en finira jamais de brûler sans nous – nos désirs viennent d’une nuit lointaine [43].
Mais dans la grotte (dans le musée), justement, il fait noir (fig. 7). Si l’on revient au film Turner, ce qu’on découvre dans l’obscurité, et qui n’est pas visible dans le roman, c’est une qualité de la lumière de la lampe torche. On dirait en effet qu’elle n’est pas un bon moyen pour voir ; ou, davantage, que c’est juste un moyen pour ne rien voir. Le faisceau lumineux tord, pour ainsi dire, les couleurs, crée des reflets aveuglants sur certaines parties des toiles, particulièrement sur les blancs des peintures à l’huile : la lumière brûle la peinture, dit Haenel, et dans un certain sens c’est vrai.
Encore, imaginons cela avec des tableaux de Francis Bacon : il n’est pas difficile de voir que chaque mouvement de la main, c’est-à-dire de la lampe torche, n’arrive à éclairer que quelques détails du tableau, laissant ainsi dans l’ombre la vision qu’on attribue au peintre (ce pas en arrière pour tout voir). Ce qui se montre, au contraire, est un jeu continu entre visible et invisible, une pratique qui fait de l’invisibilité la matière même du regard : « le visible », écrit Haenel, « n’est pas nécessairement ce qu’on voit, mais une dimension de ce que la lumière recueille » [44]. Cette vision (mais il faudrait y lire ici l’écriture, parce que cette dernière n’est que le corps de signes que la vision fait) c’est justement ce qui ne voit pas tout au même moment, ce qui ne voit pas jusqu’au moment où la violence de la lumière déchaîne du noir quelque chose qui n’a pas de contours définis et qui sous l’éclairage exigu continue à glisser, à se métamorphoser sur les surfaces peintes. « Il me semble », dit Haenel à propos de la lampe torche, « qu’on voit mieux ce qu’on ne peut pas voir, c’est-à-dire que je capte mieux la peinture s’il me semble qu’elle s’arrache à ce qui la rend invisible ou impossible, c’est-à-dire le noir. Dans ce moment-là de surgissement, j’ai appris à y loger ce que j’appelle l’écriture, c’est là qu’elle se rend vivante » [45] (Fig. 8). Il est intéressant de souligner la relation que Yannick Haenel propose entre le surgissement de la peinture et celui de l’écriture. Il s’agit d’une forme de modelage, c’est-à-dire une façon de donner forme à quelque chose qui serait pourtant déjà formé, une manière de façonner par le biais de ce regard dans le noir le procédé de l’acte de voir. Le tableau, comme la fresque de Florence, sort du noir, par traits, par fragments, par taches de matière colorée, le faisceau de la lampe torche n’encadrant que des portions de peinture, des auréoles, qui forment, face à l’observateur, un cheminement sur la toile.
[35] Il faudrait développer ici, mais cela nous amènerait ailleurs, l’importance que pour l’écriture de Haenel joue l’épisode du Bain de Diane. En revoyant aux nombreux commentaires présents dans le livre Yannick Haenel. La littérature pour absolu, Op. cit., je rappelle seulement que l’un des fils de l’épisode est celui de poser le fait littéraire entre regard et parole, la scène de l’écriture prenant vie comme réponse à l’injonction de la déesse (« Va donc raconter que tu m’as vue nue, maintenant, si tu es capable ») en tant que défi pour « dire ce qu’on ne peut pas voir, et faire voir ce qu’on ne peut pas dire » (Y. Haenel, Diane et Actéon. Le désir d’écrire, Paris, Hermann, 2020, p. 45).
[36] J.-C. Bailly, Le Versant animal, Paris, Bayard, 2018, s.p.
[37] Y. Haenel, Tiens ferme ta couronne, Op. cit., pp. 328-329.
[38] J.-C. Bailly, Le Versant animal, Op. cit., s. p.
[39] J.-C. Bailly, George Shiras. L’Intérieur de la nuit, Paris, Xavier Barral, 2015, p. 8-9.
[40] S. Massonet, « Ecrire à l’ombre d’une dette : Yannick Haenel et Georges Bataille », dans Yannick Haenel. La littérature pour absolu, Op. cit., pp. 137-147.
[41] J.-L. Nancy, Au fond des images, Op. cit., p. 125.
[42] G. Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2021, p. 60.
[43] Y. Haenel, Tiens ferme ta couronne, Op. cit., p. 227.
[44] Y. Haenel, Je cherche l’Italie, Op. cit., p. 203.
[45] Y. Haenel, entretien inédit que j’ai réalisé le 2 avril 2021 à Paris.