Gestes de prise photographique
« Je la pris en photo » [19], Guibert résume ainsi le moment où l’obturateur se déclenche en face de sa mère. Pour les photos que Guibert prend d’Isabelle Adjani dans le Jardin des Plantes, il dit la même chose : « [je] pris [les photos] » [20]. Dans les deux cas, le verbe prendre, est vague comme geste. On « prend » des photos, one « takes » pictures, uno « toma » fotos. En français, en anglais et en espagnol, la photo est une chose qu’on capture. Il n’y a pas de geste dans ce verbe (comment est prise la photographie, avec les mains, avec les bras, avec les jambes ?), mais on sait, par expérience propre ou par ce que on a lu ou vu, que cette prise passe par le mouvement du doigt, le geste d’appuyer sur un bouton (ou un écran qui simule un bouton). On le voit même dans les autoportraits de Guibert face au miroir, l’index sur le déclencheur du petit Rollei 35, l’image parfois un peu floue, ce qui met en évidence le mouvement du doigt (fig. 2).
Cependant, pour lui, en tant que « photographe averti » dirait Bourdieu [21], l’appareil est « un petit corps autonome », mais « qui ne marchera jamais seul » [22]. Il a besoin d’un être rationnel, quelqu’un qui charge bien la pellicule, qui comprend la lumière, même si le posemètre ne marche pas, et qui déclenche au moment précis. L’appareil n’est pas tout puisant, il est comme « un enfant infirme » [23] qui a besoin d’aide.
Le geste, volontairement omis chez Guibert, limité au mot prendre, nous laisse penser que pour l’auteur d’A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, il n’y a pas d’automatismes, que la photo se passe vraiment avant, quand on la prépare, ou après, quand on la développe, la tire, la manipule. Le geste photographique est donc un geste qui emporte l’état d’esprit du photographe et qui est au-delà du mouvement mécanique du doigt sur le déclencheur.
Gestes préparatoires
Pour Hervé Guibert, la photo est davantage une affaire de préparation. La photo de la mère ne résulte pas de l’instant décisif décrit par Henri-Cartier Bresson, mais de la construction explicite de la séance photo, qui passe par la transformation du référent en ce que le photographe veut montrer. Guibert prend plus de temps à décrire la manière dont il transforme sa mère pour la sortir de l’image imposée par le père que de parler de la prise photographique. Il n’y a pas un doigt mais un œil. D’abord il faut « évacuer » le père « du théâtre où la photo allait se produire », « délivrer » le visage de la mère de l’ancienne coiffure, et pour cela il faut passer « la tête sous le robinet » et la peigner longtemps, aussi essayer « plusieurs robes anciennes », et finalement l’emmener dans le salon où la lumière était « douce et chaude » et où le mobilier était rangé de façon que « la lumière tombe plus doucement sur lui » [24]. C’est dans tous ces gestes préparatoires, soignés et pensés, pas machinants ou machinisés, que l’image, si bien ratée, montre le réel. C’est en construisant l’image d’une femme libre de la censure du mari, que Guibert peut retrouver sa vraie mère.
Gestes de développement et trucage
De la même façon que Guibert est opérateur de l’appareil photo, il est spectateur au laboratoire. Il donne ses rouleaux aux laboratoires et même les tirages de son exposition à la galerie Agathe Gaillard de novembre 1984 ont été faits au Laboratoire Brégand, aujourd’hui Imagenoire dans le 14e arrondissement de Paris. Guibert n’est pas le type de photographe qui contrôle tout le processus artistique, du maquillage au tirage : il fait au contraire confiance à d’autres pour les aspects les plus techniques de son art. Cependant, à la différence de Barthes, dont la connaissance du processus de développement est purement théorique, chez Guibert il y a une connaissance concrète. De cette expérience fondatrice que fut la photo fantôme de sa mère, Guibert écrit :
Nous décidâmes de tirer aussitôt le film, et le temps qu’il plongeait dans le bain correspondait à celui où ma mère enlevait la poudre de son visage, faisait sécher ses cheveux, réintégrait son image première. Cette image première était totalement, définitivement reconstituée lorsque nous voulûmes faire sortir l’image occasionnelle, l’image subversive, la photo. Mais elle n’existait pas : nous vîmes en transparence, contre la lumière bleutée de la salle de bain, le film entier non impressionné, blanc de part en part [25].
Les gestes de développement faits par son père (plonger dans différents bains, regarder le film déjà développé à la lumière, couper le film en bandes pour la planche contact et signaler les photos qui valent la peine d’être finalement tirées) sont réalisés à côté de Guibert qui observe, dans ce moment où il fait ses premiers pas en photographie, comme un apprenti observe les gestes d’un maître peintre. Le père n’est qu’un amateur, un homme blanc de la classe moyenne qui cherche par l’achat d’appareils et d’instruments photographiques chers à de se distinguer des autres, mais il est un amateur suffisamment initié pour avoir une chambre noire chez lui et introduire le jeune Guibert dans un procédé qui n’est pas exempt d’erreurs et de contingences, qui n’est pas automatique comme dans le récit barthien du laboratoire.
Or, une fois initié, Guibert comprend que c’est dans le tirage que se joue vraiment l’affaire. Dans « La retoucheuse », il construit le mythe d’une photographie non référentielle. Ce petit récit qui arrive presque à la fin de L’Image fantôme est à mi-chemin entre une chronique journalistique et un conte de fées. La retoucheuse n’a pas de nom, elle se présente dans son laboratoire comme une sorcière, une Méphistophélès contemporaine, entourée de « flacons de produits chimiques », qui lui permettent, après de sages mouvements de main, de « faire marcher les morts » [26]. Guibert n’est au départ pas très éloigné de Barthes. « La photo ne cache rien » [27] dit la retoucheuse. Mais quand elle évoque la photo, elle parle du négatif, car c’est lui qui porte le référent, la réalité. Le tirage, en revanche, la photo imprimée qu’on va voir, qu’on va compulser, reproduire maintes fois dans des livres, des magazines et des journaux, est une image différente. Elle est truquée, même au niveau du négatif où la retoucheuse altère la composition chimique pour obtenir ce que ses clients (« les journaux de mode, les hebdomadaires, les quotidiens » [28]), lui demandent. Pour Barthes, ce type de transformation est rare alors que, pour Guibert, même avant Photoshop, ils deviennent de plus en plus courants.
[19] H. Guibert, L’Image fantôme, Paris, Minuit, 1981, p. 14.
[20] Ibid., p. 130.
[21] P. Bourdieu, Un Art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965, pp. 147-158.
[22] H. Guibert, L’Image fantôme, Op. cit., p. 80.
[23] Ibid., p. 80.
[24] Ibid., pp. 12-13.
[25] Ibid., pp. 15-16.
[26] Ibid., p. 139.
[27] Ibid., p. 138.
[28] Ibid.