Barthes (spectateur) et Guibert (opérateur) :
Des gestes photographiques comme gestes
d’écriture chez l’écrivain photographe

- Andrés Franco Harnache
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Fig. 1. K. Wessing, L’Armée patrouillant
dans les rues
, 1979

De la photo de Koen Wessing, reproduite dans La Chambre claire, où deux religieuses se promènent tranquillement dans une rue détruite parmi des hommes armés de fusils d’assaut pendant la guerre du Guatemala, c’est le contraste entre deux éléments hétérogènes qui tient l’image. Mais ce punctum qui frappe le spectateur occidental n’est qu’un hasard au moment de la prise photographique :

 

[…] les bonnes sœurs « se trouvaient là », passant au fond, quand Wessing a photographié les soldats nicaraguayens ; du point de vue de la réalité (qui est peut-être celui de l’Operator), toute une causalité explique la présence du « détail » : l’Eglise est implantée dans ces pays d’Amérique latine, les bonnes sœurs sont des infirmières, on les laisse circuler, etc. [9]

 

Le photographe se trouve au bon endroit et le geste photographique, le doigt en train de déclencher l’obturateur, est une extension du mécanisme de l’appareil. Ce geste décrit par Barthes éveille pour le lecteur l’image de l’appareil photo comme un œil tout puissant qui voit mieux que l’œil humain (fig. 1).

Comme le dit Paul Edwards dans Soleil noir, ce récit de l’œil tout puissant était déjà présent dans la littérature et le discours populaire dès l’invention de la photo, lorsqu’« on définissait la photographie par l’appareil, comme s’il pouvait fonctionner sans l’homme, et par son objectif, qui reproduisait tout sans choisir ni juger » [10]. Barthes reprend cette idée déjà ancrée dans la culture et résumée dans le slogan de Kodak « You Press the Button, We Do the Rest » [« Vous appuyez sur le bouton, nous nous occupons du reste »]. Le photographe de Barthes ressemble à celui de Blow Up, le film de Antonioni adapté en 1966 d’une nouvelle de Cortázar : il est un automate inconscient. C’est l’appareil, malgré l’expertise du photographe, qui découvre le crime. Il n’y a pas d’agentivité chez lui, mais un automatisme. Le photographe vise un couple d’amoureux, mais l’appareil capture un cadavre. Le doigt, ainsi que les gestes théâtraux de jambes et de bras lorsqu’il cherche la prise parfaite, n’est qu’une extension mécanique de l’appareil. Ce n’est pas au photographe de choisir, la réalité s’impose d’elle-même, car la photographie, pour Barthes, n’est que du référent.

Les gestes de l’opérateur ne se limitent pas à la maîtrise de l’appareil, mais se prolongent dans le processus chimique dans le laboratoire. Grâce à lui, « la photo est littéralement une émanation du référent » [11]. Comme pour la prise photographique, sans jamais avoir mis les pieds dans une chambre noir, Barthes ne peut qu’imaginer ce qui y se passe. En parlant de la photo du jardin d’hiver, en tant que spectateur, il s’imagine dans le laboratoire en train d’agrandir la photo de sa mère adolescente : « Ce que Marey et Muybridge ont fait, comme operatores, je veux le faire, moi, comme spectator : je décompose, j’agrandis, et, si l’on peut dire : je ralentis, pour avoir le temps de savoir enfin » [12]. C’est à nouveau l’image-cliché du photographe de Blow Up en train d’élargir l’image pour y éclaircir la tâche qui devient le cadavre, la vérité, le référent qui dans la mythologie photographique de Barthes est indissociable de la photographie. Pour Barthes, tout procédé chimique préalable est une extension du mécanisme déclenché dans l’appareil. Il n’y a pas d’erreurs techniques possibles et les manipulations sont méprisées comme cas extrêmes car ce que le bain révélateur révèle (non l’opérateur, mais la chimie comme agent magique), c’est le réel.

 

Une rencontre, une influence

 

Comme l’a remarqué Anne-Cécile Guilbard dans Guibert après Barthes : « un refus de tout temps » [13], Hervé Guibert et Roland Barthes se sont rencontrés en 1977 après la parution de La Mort propagande. Dans une lettre enthousiaste, le philosophe félicite le jeune écrivain pour sa « vraie écriture » [14]. La correspondance, publiée en 2015 dans Roland Barthes : Album, se révèle courte, intime et pleine de malentendus (même amoureux). Elle se termine le 19 février 1980 avec une lettre de remerciement de Guibert à Barthes après que ce dernier lui a envoyé un exemplaire de La Chambre claire. Le jeune auteur promet un compte rendu dans Le Monde (finalement publié le 28 février) et ajoute à la lettre « un texte sur une séance de photo » [15] avec sa mère qu’il trouve proche du texte de Barthes. Ce texte, intitulé « L’image fantôme », sera lu le 2 mars 1980 dans l’émission Radio Photo de France Culture, et publié dans le livre homonyme de 1981.

La correspondance, les dates de publication et certains paratextes laissent entendre que, bien que La Chambre claire et L’Image fantôme aient été conçus indépendamment, Barthes a fortement influencé Guibert. Guibert avait déjà connaissance du livre de Barthes en décembre 1979 lorsqu’il le mentionne comme référence, à côté de Bourdieu et Sontag, dans le projet envoyé aux éditeurs d’Hachette [16]. L’avoir en tête lui a servi pour la réécriture du récit « L’image fantôme », dont la version finalement publiée en 1981 est plus longue que la version radiophonique du printemps 1980, ainsi que pour l’écriture des 63 autres notices qui donneront forme au livre publié finalement chez Minuit l’année suivante. Après la mort de Barthes le 26 mars 1980, Guibert parle dans son journal d’une « passation » de Barthes à lui. « Cette après-midi je travaille sur ce livre sur la photo, et il y a des moments où je me sens emporté, doublé, habité par quelque chose d’autre que moi » [17].  La ressemblance théorique entre La Chambre claire et L’Image fantôme en témoigne. Comme texte séminal de son œuvre photo-littéraire, ce petit récit où Guibert raconte une séance photo ratée avec sa mère, installe déjà un dispositif théorique semblable à celui de Barthes. La photo porte le réel (elle permet de voir la vraie mère), elle met en relation le personnage avec la mort (par le vieillissement de la mère) et le touche émotionnellement dans une relation œdipienne avec sa mère (c’est une forme de punctum). Or, il y a une différence de degrés qui distingue l’idée de la photographie chez le jeune écrivain. Comme l’affirme Anne-Cécile Guilbard : « il faut noter cette opposition fondamentale : Roland Barthes découvre l’image juste dans la Photographie du Jardin d’Hiver, Hervé Guibert, actif impénitent, en est, lui, à l’origine » [18]. Autrement dit, tandis que Barthes est un simple spectateur, Guibert est spectateur et opérateur, double posture qui lui permet de sortir du mythe de la photographie comme message non-codé, et de penser la photo comme simulacre, c’est-à-dire comme une image où le réel est construit. Mais aussi de faire de la photo un atelier, une machine d’idées qui nourrira son écriture. Cela se voit dans les gestes de création décrits dans L’Image fantôme et dans d’autres récits photographiques publiés par la suite.

 

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[9] R. Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Op. cit., p. 72.
[10] P. Edwards, Soleil noir : Photographie et littérature, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 13.
[11] R. Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Op. cit., p. 126.
[12] Ibid., p. 155.
[13] A.-C. Guilbard, « Guibert après Barthes :  « un refus de tout temps » », Rue Descartes, 34(4), 2001, p. 71.
[14] R. Barthes, Roland Barthes Album : inédits, correspondances et varia, édité par Eric Marty, Paris, Seuil, 2015, p. 359.
[15] Ibid., p. 386.
[16] H. Guibert, « Projet à l’intention de Marie-Françoise Hans et Gilles Lapouge pour leur collection " Les travaux et les jours" », décembre 1979, Caen, Institut Mémoires de l’Edition contemporaine, 786 GBT 26.5.
[17] H. Guibert, Le Mausolée des amants : Journal, 1976-1991, Paris, Folio, 2003, p. 118.
[18] A.-C. Guilbard, « Guibert après Barthes : un refus de tout temps », art. cit., p. 84.