Résumé
Entre 1980 et 1981, en plein âge d’or de l’argentique et juste avant le grand virage du numérique, ont été publiés en France deux livres qui questionnent la nature de l’image photographique : La Chambre claire (1980) de Roland Barthes et L’Image fantôme (1981) d’Hervé Guibert. Même s’ils diffèrent en style et en portée théorique, les deux livres se ressemblent par leur structure fragmentaire et leur dimension intime et confessionnelle. Il y a néanmoins une différence de point de vue qui aura des répercussions dans leur compréhension du sujet photographique : alors que Barthes est spectateur, Guibert est opérateur. A partir de la définition du geste de Vilém Flusser et en suivant la méthode d’analyse hypertextuelle d’intelligence kinésique développée par Guillemette Bolens, cet article analyse les gestes photographiques décrits par Barthes en opposition à ceux de Guibert, et propose de voir ces derniers comme des gestes d’écriture autofictionnels.
Mots-clés : Roland Barthes, Hervé Guibert, Geste, Geste photographique, photographie et littérature
Abstract
Between 1980 and 1981, in the golden age of film and preceding the disruption of digital photography, two books were published in France questioning the nature of photography: Roland Barthes’ La Chambre claire (1980) and Hervé Guibert’s L’Image fantôme (1981). While different in style and reach, both books share a fragmentary structure and a confessional perspective, each addressing ideas around the sociological and epistemological status of photography. There is, nonetheless, a difference in their perspectives, as Barthes is spectator and Guibert operator, changing their comprehension of photography. Following Vilém Flusser’s definition of ‘gesture’ and Guillemette Bolens’ method of kinesthetic hypertextual analysis, this paper examines the photographic gestures of both Barthes and Guibert, establishing their significant differences, and, focusing finally in Guibert’s, propones them as auto-fictional gestures of his writing.
Keywords: Roland Barthes, Hervé Guibert, gesture, photographic gesture, photography and literature
Le geste d’abord
Pour Vilém Flusser, le geste « est un mouvement du corps ou d’un outil connecté au corps qui manque d’un lien de causalité suffisant » [1]. Le geste manque de lien de causalité car à son origine est l’intention de celui qui le produit, son état d’âme qui s’y exprime en forme d’affect et qui, en répondant au libre arbitre, est détaché de toute programmation ou automatisme (comme la plupart des mouvements du corps, de la respiration au bip inconscient dans le tourniquet de métro, sont programmatiques). Comme il est intentionnel, le geste devient un signe porteur d’un sens qui doit être interprété. Les mouvements et grimaces qu’une personne fait après avoir été frappée, par exemple, sont, outre une réponse physique à la douleur, l’expression intentionnelle de celle-ci. Le problème de l’interprétation des gestes, pour Flusser, n’est pas pour autant épistémologique. On ne juge pas les gestes par leur correspondance avec les états d’esprit qui en sont à l’origine, comme on ferait avec toute proposition linguistique sur le monde (elle correspond avec la réalité ou pas), mais par son effet chez l’observateur. Est-il convaincu de l’affect, du sens, que ce geste comporte ? Ainsi un geste, même artificiel, peut être efficace en termes de communication. C’est pourquoi les comédiens peuvent nous transmettre des émotions grâce aux gestes, même si en vrai ils n’ont pas subi les mêmes traumatismes ou expériences que leurs personnages. Il faut donc, estime Flusser, une théorie pour l’interprétation de gestes qui ne soit pas épistémique, mais esthétique [2].
Si l’on considère, avec Guillemette Bolens et dans une voie similaire à celle de Flusser, que la littérature est faite de gestes, de mouvements corporels, ignorés jusqu’ici par les études littéraires, qui donnent un « style kinésique » à l’œuvre et permettent de lire les états d’esprit des personnages [3], l’on pourrait se demander ce que les gestes photographiques, en particulier, disent chez un écrivain photographe dont les personnages sont aussi des photographes. Ces gestes ne servent-ils que comme effets de réel ou ont-ils un sens plus profond qui touche l’œuvre entière ? Il s’agira dans cet article d’analyser les gestes photographiques décrits par Roland Barthes dans La Chambre claire (1980) et par Hervé Guibert dans L’Image fantôme (1981) pour mieux comprendre leur position théorique concernant la photo, déchiffrer comment leur statut (de photographe et de non-photographe) détermine leur position, et comment, chez un écrivain photographe comme Guibert, le geste photographique devient un geste contre les contraintes de la photographie, pour devenir proprement un geste d’écriture autofictionnel.
Le mythe du geste photographique
Pour Roland Barthes, d’une photographie on peut être l’opérateur, le référent, ou le spectateur. C’est-à-dire, celui qui la produit, ce qui est photographié ou celui qui la regarde. Quels sont les gestes particuliers à chacun ? D’abord, le spectateur, que nous sommes tous, regarde, « compulse » [4] des journaux, des livres, des albums remplis d’images [5]. Ainsi, il devient un consommateur plus ou moins passif à qui la photo donne une information (studium) ou que la photo « point », c’est-à-dire touche (punctum). En revanche, le référent photographique, nous tous aussi, pose, change son apparence, son allure, pour se montrer tel qu’il veut. Il se « métamorphose à l’avance en image » écrit Barthes [6]. Son geste est donc celui du déguisement. Finalement, le photographe, potentiellement nous tous, fait, tire, déclenche l’obturateur. « Pour moi » dit Barthes, « l’organe du Photographe, ce n’est pas l’œil (il me terrifie), c’est le doigt : ce qui est lié au déclic de l’objectif, au glissement métallique des plaques » [7]. C’est dans le geste de l’opérateur, qui ressemble à l’instant décisif décrit par Henri-Cartier Bresson, que le mythe de la photographie comme un message non codé se conçoit pour Barthes. Ce geste machinant, comme l’appellerait Yves Citton [8], presque inconscient et qui serait difficilement considéré comme geste par Flusser, arrache d’une certaine manière le mérite au photographe.
[1] « A gesture is a movement of the body or of a tool connected to the body for which there is no satisfactory causal explanation » (V. Flusser, « Gesture and Affect », Gestures, traduit par N. Ann Roth, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2014 [1993], p. 2).
[2] Ibid., p. 6.
[3] G. Bolens, L’Humour et le savoir des corps : Don Quichotte, Tristram Shandy et le rire du lecteur, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 13.
[4] R. Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 22.
[5] Voir plus sur Barthes regardeur d’images : M. Nachtergael, « La Chambre claire : genèse iconographique d’un album. Du romanesque au politique », Textimage, n° 13, Printemps 2021 (en ligne. Consulté le 25 avril 2023).
[6] R. Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Op. cit., p. 25.
[7] Ibid., p. 32.
[8] Y. Citton, Gestes d’humanités : anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, A. Colin, 2012, p. 65.