Dans ces conditions, on pourrait rapprocher le portrait du protagoniste du Livre des Nuits d’une des « modalités de structuration dynamique de l’imaginaire » dont parle Jean Burgos dans Pour une poétique de l’imaginaire [38]. Il s’agit de la « révolte », la stratégie de mise à distance de l’angoisse liée à la finitude temporelle qui vise une « occupation totale » de l’espace pour « arrêter la chronologie » et « figer le temps en un éternel présent » [39]. A son sujet, Burgos donne l’exemple de l’épopée où l’on trouve différents « schèmes d’actions » (« extension », « expansion », « domination », etc.) [40], les mêmes que l’on retrouve dans la caractérisation d’un personnage qui, par son nom, Victor, incarne une figure de conquérant (du latin victor : « victorieux »). Une même lecture peut être faite du lexique utilisé pour décrire les occupations agricoles de Victor-Flandrin, lesquelles suggèrent la violence d’une possession : « tous les fruits qu’il apprenait à arracher à cette terre étaient siens, et il les extirpait de l’obscurité du sol pour les porter à la lumière » (L., p. 86).
Si, en tant qu’elle singularise le personnage principal, la « révolte » est la « modalité de structuration dynamique de l’imaginaire » la plus importante du Livre des Nuits, la « ruse » et le « refus » y font aussi l’objet d’un traitement, en particulier la seconde, stratégie de « repli » dans des paradis artificiels, d’escamotage, de « fuite devant le temps qui passe », reconnaissable dans les textes aux figures de l’emboîtement [41]. Effectivement, en ce qu’elles tentent de ménager des espaces susceptibles d’échapper au temps qui passe (tantôt une chambre où a lieu l’amour, tantôt un jardin où s’adonner à la culture des roses, etc…), cet imaginaire du refus est particulièrement saillant dans la caractérisation des épouses successives de Victor-Flandrin. En particulier, le lit conjugal s’assimile à un refuge où échapper à l’angoisse de la mort :
Victor-Flandrin allait s’enfouir à son tour dans le lit où l’attendait Mélanie, pelotonnée sous le gros édredon (…) il aimait se couler dans cette touffeur, rouler sa tête dans l’épaisse chevelure déjetée sur son oreiller, et glisser vivement sa jambe entre les genoux repliés de sa femme (L., p. 97).
Ces enchâssements, on les retrouve encore dans la description des grossesses des femmes, dont les ventres, susceptibles de contenir un être, opposent à la mort une vie toujours en devenir. Une telle logique du refus n’est pas seulement identifiable du côté des personnages féminins puisque des images similaires servent à caractériser le bossu Benoît-Quentin dont la bosse est supposée renfermer un « petit frère » (L., p. 136). Similairement, la révolte n’est pas, dans Le Livre des Nuits, une attitude strictement masculine puisque Mathilde, elle aussi, est animée d’un esprit de conquête et de violence qui apparaît jusque dans son corps « qui semblait avoir été taillé dans la roche dure » (L., p. 64) et dans sa personnalité, réagissant à tout « avec hostilité » (L., p. 89).
Quoi qu’il en soit, ces logiques du refus et de la révolte aimantent les représentations de la mort qu’égrènent la poétique germanienne. Il faut entendre par là que l’opposition qu’entretiennent ces deux modalités de structuration dynamique de l’imaginaire recoupe une distinction entre mort et vie qui détermine le destin des personnages. Mélanie et tous ceux qui essaient de se cacher du temps qui passe meurent rapidement, au contraire de Victor-Flandrin et de Mathilde qui opposent à la mort une résistance de chaque instant. Ainsi, c’est parce qu’il se remet à travailler la terre après le décès de chacune de ses épouses que Victor-Flandrin échappe à l’emprise de la mort. Il en ressort que, dans le cas de la révolte qui présuppose une maîtrise de l’espace-temps et une saisie du monde à dominer, le toucher est actif : il s’agit de conquérir le monde par les mains. Dans le cas du refus, au contraire, il est passif : ce sont les sensations qui s’imposent au sujet et non l’inverse. Le thème de l’engouffrement dans la matière qui structure la représentation de la mort de Mélanie illustre cette logique. Sur son lit de mort, l’héroïne a « la sensation étrange de retomber non pas contre les oreillers mais de sombrer dans quelque puits sans fond, moelleux de boue et de silence » (L., p. 108). Plus la mort devient imminente, plus le texte dissémine des métaphores matérielles. Désormais, c’est un « remous de boue gluante », « un enlisement » qui aspire Mélanie (L., p. 108). Avec la boue du Livre des Nuits, il est question de donner une image de la mort. Tel est aussi le sens que revêtent les plaies béantes, entailles et autres blessures que l’on peut palper, qui, à l’instar des cicatrices que provoquent les « ongles » que Mélanie enfonce dans le cou de Victor-Flandrin, introduisent une dimension haptique au cœur du texte :
elle resserra encore plus violemment son étreinte, enfonçant ses ongles dans le cou de Victor-Flandrin et le mordant à l’épaule. Mais plus que ces griffades et cette morsure qui venaient de lui déchirer la peau, il ressentit la pétrification des ongles et des dents de Mélanie incrustée dans sa chair (L., p. 109).
Au terme de ce parcours, il convient de fournir quelques conclusions au sujet de l’imaginaire haptique que le Livre des Nuits mobilise pour donner corps à la mort, cet indicible autour duquel s’élabore l’œuvre. Loin d’être l’apanage de ce premier roman, le fait de situer l’indicible dans la matière afin de le suggérer est une constante de la poétique germanienne. Une approche des écrits réflexifs qu’a livré l’auteure dans le cadre d’interviews a permis de s’en assurer. De la sorte, si Sylvie Germain se demande, dans son essai Les Echos du silence, « comment parler de ce qui, par nature, se dérobe au langage, comment exprimer ce qui ne fait que frôler une poignée de vocables », c’est parce que son œuvre romanesque est entièrement travaillée par ce paradoxe [42]. Ainsi, en tant que premier roman, Le Livre des Nuits est sans doute le texte le plus adéquat pour étudier la manière dont l’auteure parvient à répondre à cette question. Car les premiers essais d’un artiste sont toujours les plus représentatifs de son imaginaire et des grandes obsessions qui le traversent, ce qui facilite l’analyse de ce « mythe personnel » que Charles Mauron nous a appris à débusquer au sein des « métaphores obsédantes » émaillant la création d’un écrivain [43]. Tel est l’objectif que nous avons eu l’ambition de porter en contribuant à l’analyse des images matérielles qui accompagnent la représentation de la mort dans Le Livre des Nuits. Si ce travail a permis d’éclairer l’ancrage corporel de l’écriture germanienne, il invite aussi à relire à nouveaux frais le mythe adamique et toutes les grandes figures qui, depuis la culture chrétienne à laquelle appartient l’auteure, façonnent la compréhension que nous nous faisons de la matière, donnent sens à notre corps et déterminent, en définitive, notre modalité d’être au monde.
[38] J. Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Seuil, 1982, p. 126.
[39] Ibid.
[40] Ibid., pp. 126-127.
[41] Ibid.
[42] S. Germain, Les Echos du silence, Op. cit., p. 50.
[43] Ch. Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, Paris, José Corti, 1963.