Ce détour par Magnus nous permet d’identifier l’une des constances des fictions germaniennes. Comme l’écrit Laurence Enjolras, tous ces romans « ressassent l’impensable, tournent autour de l’indicible, dans une sorte d’hébétude qui traduit l’incompréhensible », mais ne lèvent jamais totalement le mystère inhérent à l’œuvre [9]. Sous cet aspect, on pourrait considérer l’œuvre de Sylvie Germain par le prisme de cette « pure concrétion de silence » dont parle l’écrivaine à propos de la poésie de Paul Celan [10]. Par l’écriture, il s’agit, en effet, de donner une image non du silence – imprésentable en tant que tel – mais qui ferait signe vers lui. C’est là une opération qui se fait par le détour de l’imaginaire que Sylvie Germain conçoit comme une « fabrique » qui « brasse tout, les images, les souvenirs, les sensations, les expériences les plus diverses […] » [11] en même temps qu’il cristallise les opacités et les résistances au langage.
Sur ce point, l’imaginaire tel que le conçoit Sylvie Germain peut être compris en regard de ce que Bertrand Gervais écrit à propos de la mise à mort du Minotaure par Thésée. Dissimulée au cœur du labyrinthe, il s’agit d’une « scène toujours dérobée », mais qui appelle à imaginer et suscite des fictions [12]. De cette perspective, il ressort que l’imaginaire oriente la pensée du sujet, sans que celui-ci ne parvienne à le maîtriser. L’imaginaire est résistant : on y puise, mais on ne l’épuise pas ; on l’appréhende, mais il ne cesse de resurgir ailleurs. Les métaphores choisies par Sylvie Germain pour qualifier son travail d’écrivaine (Orphée dont la tête coupée continue de chanter, l’hydre de Lerne dont les têtes repoussent dès qu’on les coupe) illustrent cette logique. Elles invitent à considérer l’imaginaire, moins comme un réservoir statique d’images que comme un processus dynamique. On rejoint ici la perspective ouverte par Tim Ingold qui, dans Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, propose de concevoir la création artistique à rebours de l’hylémorphisme aristotélicien où l’acte créatif est synonyme d’imposition d’une forme à la matière. Pour Tim Ingold, au contraire, le geste artistique doit être conçu au sein d’un « processus de croissance » où l’artiste et la matière interagissent [13]. De ce fait, l’art relève d’un rapport haptique au monde. Il faut entendre par là que, du point de vue de l’artiste, les objets du monde ne sont pas des entités stables, mais des « matériaux », des substances « qui ne restent pas en place », dont « l’expérience » est « tactile » (on en qualifie la texture, le grain, la rugosité, etc.) et qui peuvent être réutilisés à l’infini [14].
Pour Tim Ingold, donc, l’œuvre d’art, en tant que conséquence d’un processus de fabrication, naît de la conjonction des forces de l’artiste et du matériau qu’il utilise. Cette conception où le créateur travaille autant la matière qu’il est travaillé par elle permet de saisir la manière dont fonctionne l’imaginaire germanien. Ses formes et ses figures doivent être considérées non pas comme des objets à dompter, mais comme une matière avec laquelle créer. Les essais de Sylvie Germain font état d’une réflexion de cet ordre. Dans Céphalophores (1997), par exemple, terme désignant ces saints qui continuent à marcher alors que leurs têtes ont été coupées, l’écrivaine explique que les personnages d’un livre s’imposent à elle. Selon cette logique, l’écriture s’assimile à une incarnation : il s’agit de donner chair et consistance aux personnages qui peuplent l’imaginaire. Ces « ombres diaphanes », écrit-elle, il ne faut pas les expliquer, mais les susciter en leur « donn[ant] texture, voix et mouvement » [15].
En définitive, la poétique de Sylvie Germain est bien régie par une conception haptique de l’art au sens où l’entend Tim Ingold d’une utilisation des objets du monde en tant que matériaux dynamiques, et non en tant que matière inerte [16]. Il est clair, que le projet romanesque de Sylvie Germain consiste à donner un corps à l’immatériel, l’atteste ce fait que l’origine de ses œuvres se situe souvent dans « une image, une vision, un rêve, qui la hantent et l’obsèdent tant, qu’ils deviennent presque à son insu matière, qui se fait peu à peu corps du texte » [17]. Parmi les images mobilisées, sans doute que celle de « la lutte avec l’ange » est singulière puisque l’écrivaine déclare au Magazine littéraire que c’est la lecture de cet épisode de la Genèse qui l’a décidée à écrire [18]. Cet aspect a souvent été commenté par la critique, notamment par Alain Goulet qui note que « la lutte avec l’ange » est « l’image génératrice de la grande fresque du Livre des Nuits et de Nuit d’Ambre » [19], autrement dit le creuset dans lequel l’œuvre littéraire est venue au jour. Une attention portée aux deux premiers romans de Sylvie Germain permet, en effet, d’identifier une série d’échos au mythe jacobien. Certains sont explicites, à l’instar de la reprise du nom du lieu où Jacob a lutté avec l’Ange, Péniel, pour désigner la famille qui fait l’objet du récit. D’autres sont implicites : comme Jacob boitait, signe de sa lutte avec la divinité ; le protagoniste du roman est doté d’une particularité physique, signe d’un passage par une épreuve initiatique. C’est la « tache d’or » à l’œil gauche qui caractérise la lignée Péniel (L., p. 35) [20].
Au demeurant, l’influence la plus notable du mythe se situe sur le plan de la portée symbolique d’un récit qui s’apparente, d’un point de vue psychanalytique, à une quête de l’autonomie. Car Le Livre des Nuits, comme l’histoire de Jacob, met en scène cette « lutte qu’il incombe à tout être humain de livrer pour accéder à soi-même et, d’un même élan, d’une seule étreinte, à plus et autre que soi » [21]. En ce sens, il n’est guère anodin que le roman emprunte cette forme mi-réaliste, mi-fantastique que l’on a rapproché du « réalismo magico » latino-américain [22] puisque ce mode narratif se situe à l’intersection des « deux façons de faire un roman » dont parle Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman [23]. Il s’agit, d’une part, de la manière de « l’enfant trouvé », qui incarne une transposition du complexe œdipien par laquelle le romancier prolonge ses rêves enfantins, s’invente une filiation prestigieuse et trouve une échappatoire à l’entrave de son désir en laissant libre cours à une imagination débridée [24]. Il s’agit, d’autre part, de celle du « bâtard réaliste », qui analyse, étudie, reproduit ou, en un mot, représente le monde avec minutie, manifestant, par là, « une certaine maturité » en ce qu’il « reconnait le monde comme extérieur à sa propre personne » [25]. Entre l’imagination sans bornes de l’enfant et le réalisme de l’adulte, le style du Livre des Nuits mime le passage d’un état de minorité à un état de majorité. C’est en ce sens, définitivement, qu’il faut comprendre le glissement qui partage le livre entre un style fantaisiste où affleurent des créatures mythiques (personnage dépourvu d’ombre, loup, fantôme, etc.) à un style réaliste où les échos à l’histoire globale et à ses événements les plus récents sont nombreux.
[9] L. Enjolras, « Passeurs de douleurs chez Sylvie Germain », Contemporary French and Francophone Studies, vol. 21, n° 2, p. 189.
[10] S. Germain, Les Echos du silence, Paris, Desclée de Brouwer, « Littérature ouverte », 1996, p. 51.
[11] Ibid.
[12] B. Gervais, Logiques de l’imaginaire, tome II La ligne brisée, Montréal, Le Quartanier, « Erres Essais », 2008, p. 30.
[13] T. Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Op. cit., p. 60.
[14] Ibid.
[15] S. Germain, Céphalophores, cité par Xavier Houssin dans Ecrire, écrire pourquoi ?, Op cit., p. 5.
[16] T. Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Op. cit., p. 60.
[17] L. Enjolras, « Passeurs de douleurs chez Sylvie Germain », art. cit., p. 189.
[18] S. Germain, « La Bible, le livre des écrivains », dans Le Magazine littéraire, nº 448, décembre 2000, p. 41.
[19] A. Goulet, Sylvie Germain : œuvre romanesque - Un monde de cryptes et de fantômes, Paris, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 2006, p.23.
[20] Afin de faire l’économie d’un nombre trop important de notes, nous référencerons chaque extrait du Livre des Nuits par l’abréviation L. suivie du numéro de page. Par ailleurs, l’édition utilisée dans cette étude est la suivante : S. Germain, Le Livre des Nuits, Paris, Gallimard, « Folio », 1985.
[21] Ibid.
[22] Voir K. Roussos, Décoloniser l’imaginaire. Du réalisme magique chez Maryse Condé, Sylvie Germain et Marie Ndiaye, Paris, L’Harmattan, 2007.
[23] M. Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1977, p. 73.
[24] Ibid., p. 74.
[25] Ibid., pp. 73-74.